Un mélange, peu original dans des sociétés individualistes, de narcissisme (dans le rapport à soi) et de distanciation (dans le rapport aux utopies collectives). Et elles ne prisent guère, en tout cas, que « le petit jeune » Besancenot continue à donner quelque écho actuel à la radicalité et à l’émancipation…Les glissades mutuellement enivrantes du manichéismeCertaines feuilles gauchistes se sont spécialisées dans « la chasse aux traîtres » parmi les ex-soixante-huitards. C’est un sport qui, avec le temps, me laisse assez stoïque, tant les aigreurs du ressentiment y gâchent les maigres plaisirs qu’il laisse entrevoir. Je me dois alors de préciser ce que j’appellerai dans ce texte « rebelles assagis de 68 ». Il ne s’agit pas des quelques-uns qui se sont si bien intégrés aux mondes de l’argent et du pouvoir qu’ils en sont devenus des dirigeants et/ou des idéologues. Ceux-là ne méritent pas des excès de bile, les risques des maux d’estomac nous obligeant à économiser la haine. Traitons-les plutôt comme aurait pu le faire Marx : « il ne s’agit ici des personnes qu’autant qu’elles sont la personnification de catégories économiques, les supports d’intérêts et de rapports de classes déterminés. Mon point de vue (…) peut moins que tout autre rendre l’individu responsable de rapports dont il reste socialement la créature, quoiqu’il puisse faire pour s’en dégager »(1).Il ne s’agit pas, non plus, de ceux, nombreux mais moins visibles médiatiquement, qui sont restés militants ou sympathisants des mouvements sociaux et des forces radicales. Ceux-là, même quand ils gardent une distance critique, jètent souvent un regard plus compréhensif sur l’expression politique d’Olivier Besancenot, en tant qu’incarnant dans un champ politique terne des possibilités de futures éclosions utopiques.Je pense à un autre groupe, plus intermédiaire, qui tout en ayant remballé ses rêves de « Grand Soir », à force de petits matins douloureux, garde une certaine nostalgie de l’imagination radicale comme un goût pour les outils intellectuels de la critique. Les braises de la révolte ont bien été ensevelies sous le sable de l’expérience, mais ne sont pas complètement éteintes. Elles continuent à couver dans quelques recoins du for intérieur et des pliures du corps, comme à distance. Cette catégorie a notamment des représentants parmi les journalistes et les intellectuels.Ces rebelles assagis ne sont pas toujours très affables avec le facteur de la LCR. Ils ironisent et folklorisent à souhait, avec une pointe de dérision post-moderne, en lui reprochant de manière contradictoire : 1) d’être un faux révolutionnaire (parce qu’il va chez Drucker pour s’adresser à de supposés « beaufs abrutis par la pipolisation médiatique »), et 2) de rester attaché à un horizon anticapitaliste qui serait « ringard ». C’est comme s’ils balançaient un pavé depuis leur jeunesse (le 1), mais que ce dernier arrivait aux pieds de Besancenot alors qu’ils étaient déjà confortablement installés dans les salons de la société bourgeoise (le 2). Donneurs de leçons arrogants, ils ne créent guère les conditions d’un dialogue critique, d’un échange d’expériences générationnellement pluriellesSouvent légitimement critiques avec la théorie du complot, ces rebelles assagis n’hésitent pourtant pas à donner dans la narration conspirationniste : Besancenot ne serait qu’une créature fabriquée de longue date par Alain Krivine ou par d’encore plus obscurs chefs trotskystes…Bigre ! Le conspirationnisme, c’est un peu comme le sparadrap du Capitaine Haddock dans Tintin, il peut rester attaché aux doigts de ses critiques(2). En face, les « chasseurs de traîtres » ont des démangeaisons complotistes analogues, mais avec des types de conspirateurs différents. Les trotskystes, les francs-maçons, les juifs, les musulmans, les Américains… : le complot a été historiquement accommodé au moyen d’une grande variété de sauces ! Á quand le complot trotsko-franc-maçon de judéo-musulmans américains ?On sent que cette dynamique est plutôt annonciatrice de malentendus et de dénonciations réciproques entre rebelles assagis et nouvelles générations radicales. Pourtant les blessures secrètes des premiers pourraient être formatrices pour les seconds et les élans des seconds atténuer l’arthrite politique des premiers. Besancenot, qui réclame « un droit au doute », est d’ailleurs moins mal placé que les gardes rouges dogmatiques de 68 et leur Petit livre rouge pour jeter un regard critique sur les expériences gauchistes passées. Déjà Daniel Bensaïd et Alain Krivine écrivaient en 1988 : « Tout n’était pas possible en 1968 : on ne saute pas à pieds joints par-dessus son temps et les rapports de forces. Mais autre chose était certainement possible »(3).Mais, pour mieux saisir les enjeux de ce dialogue improbable, il faut peut-être faire un petit détour philosophique et historique.Fichte ou l’éventualité d’un dialogue philosophique entre l’idéalisme et le pragmatismeJohann Gottlieb Fichte (1762-1814) s’est d’abord inscrit dans la philosophie idéaliste allemande, avec Rousseau et Kant comme figures tutélaires. Puis, bien après, il a rencontré l’œuvre de Machiavel. Il y a donc au moins deux Fichte, qu’il peut être intéressant de mettre en tension.Dans Contributions pour rectifier le jugement du public sur la Révolution française (1793-1794)(4), le jeune Fichte prend la défense de la Révolution française face aux attaques des conservateurs allemands. Il y déploie idéalisme (« l’esprit humain, réveillé par Rousseau, a accompli une œuvre que vous auriez déclarée de toutes les choses impossibles la plus impossible si vous aviez été capables d’en concevoir l’idée », p.103) et volontarisme («L’homme peut ce qu’il doit ; et quand il dit : je ne puis, c’est qu’il ne veut pas », p.104) contre les tenants du statu quo. Pour lui, « La clause qui déclarerait le contrat social immuable serait donc en contradiction flagrante avec l'esprit même de l'humanité » (p.126). Car « Nulle constitution politique n'est immuable; il est dans leur nature à toutes de se modifier » (p.125).Ce qui débouche sur une des phrases les plus politiquement radicales de l’histoire de la philosophie : « Ta promesse est contraire au droit, et par conséquent non avenue » (p.126). L'humanité de l'homme constituerait une promesse, quelque chose qui est constamment à faire. Elle s'opposerait à tout ce qui peut figer les sociétés humaines dans une éternité sans mouvement : ici « le droit » au sens du « droit positif », de ce qui existe. Cette promesse, parce que justement mouvement perpétuel, est toujours à venir, toujours devant nous.Mais la pensée de Fichte s'est transformée, au fil des ans, dans le sens d'une vision plus pragmatique et pessimiste. C'est alors qu'il rencontrera sur sa route Machiavel, treize ans après, avec son texte intitulé Sur Machiavel écrivain et sur les passages de ses oeuvres (1807)(5). Si Fichte ne tranche pas définitivement sur la bonté ou la méchanceté de l'homme, il ne veut plus adosser une politique sur sa bonté éventuelle. Pour Fichte, devenu machiavélien, il n'est plus possible au Prince « de se présenter en disant : "J'ai cru à l'humanité, j'ai cru à la fidélité et à l'honnêteté." Cela, le particulier peut le dire; si ainsi il va à sa perte, c'est sa perte qu'il cause; mais un prince ne peut le dire, car lui ne perd pas personnellement, et ce n'est pas seul qu'il va à l'échec (...) qu'il n'expose pas la nation, en se fiant à une telle croyance, car il n'est pas juste que celle-ci, et avec elle peut-être d'autres peuples, et avec eux peut-être les biens les plus nobles que l'humanité ait acquis en un combat millénaire, soient mis en péril, uniquement pour qu'il puisse être dit de lui qu'il a cru en l'humanité » (p.62). La considération du bien public amène à prendre en compte autre chose que les bonnes intentions individuelles : comment les circonstances indépendantes de la volonté des hommes comme le jeu des rapports de forces déplacent ces intentions dans les résultats collectifs de l’action. Les idées et les volontés ne sont plus toutes-puissances. La matière sociale et historique leur résiste et parfois même les ensorcelle. Et puis un humanisme exempt de lucidité autocritique pourrait cacher un simple désir narcissique d’être admiré comme « belle âme ». Ces réorientations conduiront Fichte à troquer sa radicalité utopique pour des jugements politiques plus conservateurs.La radicalité du premier Fichte apparaît toujours utile face aux tendances à la fatalisation des ordres sociaux existants. Mais, cependant, on ne peut pas se contenter de balayer d’un geste de rancœur le deuxième Fichte comme « trahison ». Il pose, dans le sillage de Machiavel et avant Maurice Merleau-Ponty, le problème des fragilités de l’action humaine, à l’écart des illusions prométhéennes des différents « gauchismes » historiques(6). Il faudrait pouvoir rapatrier ces questions à l’intérieur d’une politique de la transformation sociale. Ne pourrait-on pas alors envisager de mettre en relation dans un même cadre intellectuel et politique, à travers un dialogue critique, le Fichte de 1793-1794 et le Fichte de 1807, un idéalisme utopique et un pragmatisme machiavélien ?Mélancolie des jeux sociaux routinisésNous voilà donc revenus, au moyen de ce détour dépaysant et pourtant si proche, aux rapports entre rebelles assagis de 68 et nouvelles générations radicales. Un défi a donc été formulé. Toutefois nous voilà arrivés au croisement où l’optimisme du militant et le pessimisme du sociologue tendent à se séparer. Car les jeux sociaux routinisés entre « vieux cons » pragmatiques et « jeunes cons » idéalistes ont de fortes probabilités sociologiques de perdurer. Le sociologue-militant en tire un surcroît de mélancolie.
Notes :(1) Préface à la première édition du livre I du Capital (1ère éd. : 1867), dans Œuvres I, traduction française de Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, collection «Bibliothèque de la Pléiade», 1965, p.550.(2) Sur cette hypothèse, voir mon texte « "Le complot" ou les aventures tragi-comiques de "la critique" », site Calle Luna, avril 2005.(3) Dans « Mai, si… » (1988), repris dans 1968 fins et suites, Paris, La Brèche, 2008, p.86.(4) Traduction française sous le titre Considérations sur la Révolution française, Paris, Payot, collection « Critique de la politique », 1974.(5) Traduction française dans Machiavel et autres écrits philosophiques et politiques de 1806-1807, Paris, Payot, collection « Critique de la politique », 1981.(6) Pour des développements, en particulier sur le couple Machiavel/Merleau-Ponty, voir mon livre La société de verre – Pour une éthique de la fragilité, Paris, Armand Colin, collection « Individu et Société », 2002.