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Professeur de science politique, engagé dans la renaissance d'une gauche d'émancipation, libertaire, cosmopolitique et mélancolique

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Billet de blog 20 décembre 2024

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Philippe Chanial : une lumière s'éteint dans notre brouillard

Un sociologue important vient brusquement de nous quitter : Philippe Chanial (1967-2024), directeur de la « Revue du MAUSS », penseur du don et du convivialisme comme alternatives au néolibéralisme et au capitalisme, mon ami… Quelques repères pour retrouver l’homme et aborder l’œuvre.

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Le sociologue Philippe Chanial est décédé brutalement le 11 décembre 2024 chez lui à Caen. Le cœur, qu’il a tant valorisé dans son œuvre, a lâché, sans signes avant-coureurs, en nous laissant stupéfaits et hébétés. Philippe Chanial dirigeait depuis plusieurs années la stimulante Revue du MAUSS (Mouvement Anti-Utilitaire en Sciences Sociales) dans les pas de son créateur Alain Caillé, autour des thèmes du don et du convivialisme. Dans le brouillard idéologique et politique actuel entre dérèglements macroniens, crise intellectuelle et morale des gauches et extrême droitisation des débats publics, nous perdons une précieuse boussole.

Amitié intellectuelle

Philippe était un ami depuis le début des années 1990 et m’avait suivi dans la création du club de réflexions sociales et politiques Maurice Merleau-Ponty au début de l’année 1995. Le club Merleau-Ponty s’est trouvé aux avant-postes de la solidarité d’une jeune génération d’intellectuels avec le grand mouvement social de l’hiver 1995, comme composante de ce qui a été appelé « la pétition Bourdieu ».

Nous avions un goût commun pour le dialogue entre sociologie et philosophie politique, alors que ce n’était pas la tasse de thé à l’époque de la sociologie française et encore moins de la science politique hexagonale. Il avait fait une thèse de science politique et il a trouvé un poste de maître de conférences en sociologie ; j’avais fait une thèse de sociologie et j’ai trouvé un poste de maître de conférences en science politique.

Je l’ai encouragé un moment à approfondir ses premiers pas dans la connaissance de figures d’un socialisme républicain et associationniste, qui donnaient une place importante à la question de l’individualité (qui me préoccupait) à la différence du « tout collectif » qui a tendu par la suite à dominer à gauche. Des figures qui pouvaient être utiles à la renaissance d’une gauche technocratisée devenue si paresseuse intellectuellement : Pierre Leroux (1797-1871), Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), Benoît Malon (1841-1893), Eugène Fournière (1857-1914), Jean Jaurès (1859-1914) et Marcel Mauss (1872-1950). Cela a donné le beau livre La délicate essence du socialisme. L’association, l’individu & la République (éditions Le Bord de l’eau, 2009). Sa dédicace à l’exemplaire qu’il m’a envoyé témoigne de cette relation : « Pour Philippe C., ce petit livre, bien irénique, qui doit tant à notre amicale complicité ».

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En retour, en maussien - il était un homme du don et du contre-don, de la réciprocité - Philippe m’a poussé à écrire un livre autour des appuis épistémologiques et théoriques de mes travaux. Il le voulait pour la prestigieuse collection « Bibliothèque du MAUSS » qu’il codirigeait avec Alain Caillé aux éditions de La Découverte. Cela a donné Où est passée la critique sociale ? Penser le global au croisement des savoirs publié en 2012, qui sera mon habilitation à diriger des recherches. Ce livre marquait des différences avec ses conceptions et avec celles d’Alain Caillé : ils défendaient une « retotalisation » des savoirs, j’explorais le chemin d’un « global pluriel » à distance tout à la fois de la nostalgie de la totalité et de l’émiettement « post-moderne ». Mais Philippe était foncièrement pluraliste et tolérant, repères qu’il héritait du libéralisme politique, dont il a critiqué les limites anthropologiques mais dont il valorisait, théoriquement et pratiquement, des acquis. À une époque de progression des « illibéralismes », c’est un roc important à ne pas passer par-dessus bord. Philippe était d’ailleurs davantage pluraliste et tolérant que moi et, corrélativement, beaucoup moins polémique !

Avec le M.A.U.S.S., il avait un lieu qui croisait activité intellectuelle et engagement dans des alternatives sociales. Il prenait régulièrement des nouvelles de mes pérégrinations partisanes successives (les Verts, la LCR, le NPA, la Fédération Anarchiste…), en s’intéressant à chaque fois sincèrement aux possibilités qui s’ouvraient, puis en s’inquiétant de celles qui se refermaient. Ce n’était pas un donneur de leçon, en surplomb, mais il partageait vraiment les explorations militantes de ses amis. On sentait qu’il aurait aimé être plus militant, mais quelque chose semblait le retenir… Mes échecs répétés n’aidaient vraisemblablement pas à lui faire sauter le pas !

Il se définissait volontiers comme « réformiste », mais un réformisme ayant dans son viseur un au-delà au capitalisme. Je préférais l’hybridation du « réformisme révolutionnaire ». Mais, par rapport à tous les radicaux de rhétorique et à tous les révolutionnaristes de parade que j’ai croisés depuis tant d’années, Philippe était un vrai radical, au sens de Marx de s’efforcer de « saisir les choses à la racine ».

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Il avait une certaine foi en l’humanité. Parfois inconsidérée, comme ce jour où il m’a emmené faire du vélo autour de l’île de Guernesey avec sa compagne d’alors Laurence Allard. Je n’avais pas mis les fesses sur un vélo depuis le collège et ses croyances en mes capacités avaient mal identifié mes défaillances. Sa foi dans l’humanité relevait toutefois du pari, pas de la négation de la possibilité du Mal, dont il avait une conscience mélancolique. La tension entre son appétit de vie et une mélancolie plus sourde s’exprimait tout particulièrement dans son goût pour les chansons de Bob Dylan. Avec la patine du temps, le rapport à Dylan, même avec ses chansons dégageant le plus d'énergie, devenait d'ailleurs plus mélancolique chez lui.

Au-delà de la politique, il se souciait de ses amis. Il pouvait prendre le téléphone pour s’indignait des petites blessures narcissiques que l’institution universitaire pouvait me prodiguer. Mais lui ne se plaignait jamais, empli d’humilité. Combien de collègues ne parlent que de leurs petits bobos de reconnaissance, moi le premier… Son dernier livre est intitulé Nos généreuses réciprocités. Tisser le monde commun (Actes Sud, 2022).

Quelques brefs aperçus d’une œuvre généreuse

L’œuvre de Philippe Chanial est hérétique dans le paysage académique et intellectuel français. Elle est traversée par la sociologie, la philosophie et la politique, loin des illusions scientistes d’une indépendance des sciences sociales par rapport à leurs attaches justement sociales et donc, pour lui, morales. Cependant, cette hybridation en mouvement s’est adossée aux contraintes de la rigueur universitaire, en rupture avec le jeu des modes intellectuellement relâchées, chez lesquelles l’affirmation identitaire prend la place de l’argumentation patiente et raisonnée. Je n’en donnerai ici que des aperçus bien trop partiels à titre indicatif pour ceux qui ne la connaissent pas.

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Dans son livre Justice, don et association. La délicate essence de la démocratie (La Découverte/MAUSS, 2001), il partait d’une hypothèse forte qu’il ne lâchera jamais : « Aucune société ne peut se fonder sur le seul registre de l’intérêt ou de la contrainte, se résorber dans le marché ou le pouvoir ». Dès ce livre, il s’opposait à une « politics without romance » ! Il dessinait alors un humanisme de la complication, en mettant en avant « un homme complexe, irréductible à la figure simplifiée de l’Homo œconomicus ».

Il ne confondait pas libéralisme économique et libéralisme politique, ses critiques au second étaient plus circonstanciées, en en montrant la grandeur et les limites, en particulier dans sa discussion critique des thèses du philosophe américain John Rawls (dans les chapitres 3 et 4 du livre). Tout d’abord, il soulignait ce que ce libéralisme « a contribué à nous offrir de meilleur, le pluralisme ». Mais il pointait aussi ses faiblesses anthropologiques, en termes d’appuis moraux inscrits dans les sociabilités quotidiennes que les penseurs libéraux ne percevaient pas le plus souvent.

La discussion avec le libéralisme politique le conduisait à privilégier une intersection avec lui autour de la place attribuée à l’individu, mais dans une hybridation entre libéralisme politique, républicanisme et associationnisme. Ce qui supposait de dessiner un « individualisme social ».

Ces pistes ont été prolongées, affinées et déplacées dans La délicate essence du socialisme (2009). Il y présentait donc des « socialistes républicains » du XIXe et du début du XXe siècles, « indissociablement collectivistes et individualistes », qui promouvaient « un individualisme relationnel », articulant « autonomie et solidarité ». Il les distinguait de Marx, mais il me semble qu’il se trompait sur ce point, le philosophe Michel Henry ayant montré, parmi d’autres, que la notion d’individu était cardinale chez Marx. Mais Philippe avait largement raison, par contre, quant à l’oubli par les « marxistes » de la question individuelle, hors quelques exceptions.

Cela le conduisait, dans sa conclusion, à mettre en cause les dérives sociales-libérales de la social-démocratie contemporaine : « À cet égard, la social-démocratie marque un recul sensible. Avalisant le credo libéral célébrant l’économie de marché comme le foyer unique de production de richesses (et d’emplois) ». Cependant, il n'oubliait pas les dérives bureaucratiques, voire totalitaires, des « socialismes » enfermés dans l'étatisme. Ni étatisme, ni économie de marché : il plaidait pour « une reconquête de la dimension expérimentale du socialisme », en particulier à travers les « formes les plus variées d’économie associative ». Dans un esprit libertaire, qu’il empruntait à Proudhon, il avait en tête une alternative non étatiste au capitalisme. Et le livre s’achevait sur une ouverture à un autre sens du mot « libéral » : « Le "libéral" n’est-il pas d’abord celui capable de libéralité, celui capable de donner ? »

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Dans La sociologie comme philosophie politique et réciproquement (La Découverte/« Bibliothèque du MAUSS », 2011), ce sont les problèmes épistémologiques et théoriques qui retenaient surtout l'attention de Philippe. Il s’alarmait comme moi du « mouvement de parcellisation et d’atomisation du savoir ». Ce qui appelait, à l’inverse, à imaginer de nouveaux rapports entre les sciences sociales et la philosophie morale et politique, permettant de réintroduire le normatif comme un axe de la sociologie. Face à l’ultra-spécialisation des savoirs, il mettait en avant « l’exigence de totalisation ». Je préférais le pas de côté d’un « global pluriel ». Il voulait « réinscrire le questionnement normatif au cœur même des sciences sociales » dans une nouvelle union avec la philosophie morale et politique. Plus prudent, je faisais du normatif une des dimensions seulement des sciences sociales dans un dialogue avec la philosophie morale et politique. À travers ces différences, nous menions une quête partagée dans l’inquiétude d’une certaine évolution des sciences sociales.

Nos généreuses réciprocités (2022) commençait par une question gênante pour ceux qui comme moi sont attachés à la démarche critique en sociologie : « Et si à prétendre inlassablement, lever le voile de notre ignorance de la vérité du monde social, les lumières des sciences sociales nous plongeaient, paradoxalement, dans l’ombre ? » Ce n’était pas la critique en général qu’il mettait en cause, mais l’épuisement d’une tendance contemporaine qu’il nommait « critique critique » (expression empruntée à Marx et Engels). Une critique mitraillette, tirant dans tous les coins, qui tourne toute seule sur elle-même, perdant de vue les appuis moraux et émancipateurs de sa démarche, dressant un tableau désenchanté et finalement fataliste de nos sociétés, sans horizon alternatif, parce que ne voyant dans les rapports sociaux existants que de l’intérêt, de la domination et/ou du pouvoir, aveugle à ce qui dans les sociabilités ordinaires annonce déjà un autre monde. À rebours de cette critique déréglée, il s’agissait pour lui de faire « du paradigme du don un paradigme critique propre à frayer de nouveaux chemins d’émancipation ». Ne pas abandonner la critique, mais la réinventer face au brouillard du présent. Nous n’avions pas les mêmes mots, pas tout à fait les mêmes outils théoriques, pas la même histoire intellectuelle, mais nous nous préoccupions de manière convergente de la crise actuelle de la critique, du renouveau de l’émancipation et des nécessaires liens à renouer entre elles. Dans les sciences sociales, dans la philosophie et dans la politique.

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Ne pas oublier Philippe Chanial

Philippe m’avait incité à terminer un article de sociologie, qu’il m’avait commandé pour la Revue du MAUSS en 2001 autour de ma notion de « Lumières tamisées », par la référence à « un slow de derrière les fagots sur un vieux morceau de Bob Dylan ». D’autres chansons, qui ne participaient pas centralement de son répertoire musical, vont me permettre de mettre un point final provisoire à cet hommage amical et intellectuel.

Eddy Mitchell chantait en 1966, un an avant la naissance de Philippe, un titre intitulé « J’ai oublié de l’oublier ». « J’ai oublié de l’oublier/Ce rêve inachevé », fredonnait-il. Grâce à Philippe et à son activité infatigable au sein du M.A.U.S.S., nous avons oublié de l’oublier l’utopie d’un monde plus juste. D’autant plus que Philippe nous a montré que cet autre monde était déjà là, dans les sociabilités quotidiennes, dans les générosités ordinaires, que les militants et les politiques ne savent pas suffisamment regarder, voire méprisent avec la condescendance de ceux qui croient savoir. Même si la part mélancolique de Philippe était consciente des chausse-trappes du réel : ses propres blessures intimes faisaient écho aux blessures du monde.

« Non, je n’ai rien oublié », chantait Charles Aznavour en 1971, alors que Philippe entrait dans sa quatrième année. L’amour qui semblait perdu pouvait resurgir. « Et mon passé revient du fond de sa défaite », lançait Aznavour. Car tout ne meurt pas « avec le temps qui passe ». La défaite de l’utopie déjà là n’est jamais définitive nous a appris Philippe, quand il redécouvrait pour notre plus grand bonheur des figures souvent effacées du socialisme républicain et associationniste. Jamais complètement oubliée cette utopie irriguant le réel, même avec l’hiver d’extrême droite qui approche à grands pas.

Nous allons oublier d’oublier Philippe et ses rêves inachevés. La mort n’efface pas les picotements de bonheur de l’amitié partagée, les larmes retenues des douces mélancolies mutuelles et le souffle des espérances communes.

Salut l’ami !

Illustration 7

Je remercie Laurence Allard de m’avoir fourni les trois photos de Philippe. Comme l’a si bien dit l’amie Delphine Gardey lors de la cérémonie au Crématorium de Caen en hommage à Philippe le 19 décembre 2024 : lorsque nous les avons connus dans les années 1990, Laurence et Philippe constituaient un couple amoureusement et intellectuellement virevoltant à la manière des « Demoiselles de Rochefort »...

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