Gauche : Lost in Conspiracy.
De dévoiements « républicains » en dérives Insoumises

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Dans Lost in Translation, le film de Sofia Coppola (2003), les personnages joués par Bill Murray et Scarlett Johansson, pris dans les effets d’un décalage à la fois horaire et culturel, évoluent dans Tokyo à travers une sorte de brouillard langagier et existentiel. L’état des gauches face à la brume conspirationniste qui s’étend aujourd’hui dans les usages publics de la critique sociale et politique ressemble à ces figures de notre trouble cinématographique. L’hypercriticisme complotiste, que de plus en plus de locuteurs confondent avec la posture critique associée historiquement à la gauche et à la théorie critique, celle qui met en cause les dynamiques impersonnelles des rapports de domination (capitalisme et rapports de classe, domination masculine, postcolonialisme et racisme, hétérosexisme, etc.), participe des dérèglements confusionnistes qui aujourd’hui favorisent l’extrême droitisation idéologique[1].
La gauche de Matrix à James Bond, aux frontières de l’antisémitisme et de l’islamophobie
En passant, subrepticement et sans s’en rendre compte, de la critique des machineries oppressives qui contraignent les vies humaines, comme celle à l’œuvre dans la série des Matrix, à l’imaginaire des blockbusters hollywoodiens à la James Bond, organisés autour des manipulations cachées par des Méchants, des secteurs significatifs de la gauche contribuent à l’effondrement d’un pilier intellectuel historique de la gauche aux XIXe et XXe siècles : l’association d’une critique sociale structurelle et d’un horizon d’émancipation.
Il ne s’agirait plus de se défaire en soi et dans les institutions qui nous entourent de contraintes structurelles inégalitaires et discriminantes, en rendant ainsi possible une plus grande autonomie individuelle et collective dans la double perspective liée d’un autogouvernement de soi et d’un autogouvernement des collectivités humaines. Il ne s’agirait pas, non plus, de s’attaquer à la machine capitaliste du profit, en ce qu’elle met en péril, de réchauffement climatique en érosion de la biodiversité, de développement des pollutions en augmentation des risques techno-scientifiques, les conditions écologiques d’une existence humaine dotée d’un minimum de dignité sur la planète terre.
Les choses deviendraient plus simples avec l’hypercriticisme complotiste : il suffirait de se débarrasser des Méchants qui empoisonneraient notre vie par des manigances dans l’ombre. Ces Méchants portent des noms différents pour les divers pôles des manichéismes ambiants : « les riches », « les banquiers », « les élites néolibérales » ou « Macron », pour certains ; « les islamistes », « les islamogauchistes », « les wokes » ou « Mélenchon », pour d’autres.
Les premiers, qu’on appelle aujourd’hui « gauche radicale », risquent de rencontrer sur leur chemin l’antisémitisme, voie historiquement largement frayée sur ces terrains rhétoriques troubles et dont le retour des fantasmes autour du nom de « Rothschild » (qui resurgit périodiquement depuis 1830[2]), lors de la campagne présidentielle de 2017, puis au moment du mouvement des « gilets jaunes », réactive la possibilité. Et les dénégations, dans la méconnaissance, des bonnes consciences satisfaites d’elles-mêmes à gauche (ah la gestuelle tragi-comique de Sandrine Rousseau le 2 août 2022 à l’Assemblée Nationale !) n’y feront pas grand-chose. Déjà l’espace des dirigeants Insoumis apparaît marqué par des ambiguïtés inquiétantes de ce point de vue. Ce qu’a précisément documenté Olia Maruani[3].
Les seconds, qu’on nomme aujourd’hui « républicains » (de Printemps républicain en Observatoire du décolonialisme, de vallsisme en macronie), n’hésitent pas à agiter quotidiennement une islamophobie soft. Soft, car il ne s’agit pas le plus souvent de stigmatiser explicitement tous les musulmans, mais d’étendre l’opprobre de « l’islamisme » à des pratiques musulmanes (comme le voile ou le burkini) qui n’ont pas souvent à voir avec des orientations politiques islamoconservatrices. Or, les islamoconservatismes devraient bien être critiqués du point de vue de l’émancipation sociale - ce que ne fait presque pas, malheureusement, la gauche radicale -, mais critiqués strictement, sans étendre indûment le soupçon à travers des amalgames à tonalité islamophobe[4]. Le républicanisme dévoyé ne nous aide ainsi guère dans le combat émancipateur contre les islamismes légalistes et contre les djihadismes meurtriers. Par contre, il alimente la machine à stigmatiser « les musulmans » effectifs ou supposés, sans arrêt suspectés de « communautarisme » et autre « séparatisme »[5], en consolidant les obsessions d’extrême droite.
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La suite de ce texte à lire dans la revue Lignes, n° 69, novembre 2022 : Logiques du conspirationnisme, avec comme autres parties :
Politique du ressentiment ou gauche d’émancipation ?
Le conspirationnisme vu de gauche
Peut-être émancipateur
La gauche, prise en tenaille entre son pôle « républicain », plus ou moins macronisé, et son pôle Insoumis, hégémonisant dans la NUPES, est de plus en plus lost in conspiracy. Après le brouillard de leur rencontre japonaise, un peut-être s’esquisse entre les personnages interprétés par Bill Murray et Scarlett Johansson. Les mélancoliques ouverts sur l’avenir que nous sommes sauront-ils ouvrir la brèche du peut-être d’une gauche d’émancipation à réinventer ?
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N° 69, de novembre 2022, de la revue Lignes consacré à :
LOGIQUES DU CONSPIRATIONNISME
Présentation
Jacob Rogozinski, Croire au grand Complot
Frank Chouraqui, Pire qu’une croyance, le complotisme
Boyan Manchev, La conspiration du Réel, ou la paranoïa généralisée
Sebastian Dieguez & Sylvain Delouvée, Du désir de persécution
Frédéric Neyrat, Hermès malade
Serge Margel, Le renoncement aux illusions
Guillaume Wagner & Camille Rogier, La communauté négative inéluctable ?
Philippe Corcuff, Gauche : Lost in Conspiracy
Dalie Giroux, Le peuple des camions
Paul Memmi, La Figure Alzheimer
Alphonse Clarou, Sur ma propre confusion
et celle de quelques autres
Christian Prigent, Pourquoi je lis de si bons livres
Michel Surya, Le cul par-dessus tête du conspirationnisme
Textes réunis par Boyan Manchev, Frédéric Neyrat, Jacob Rogozinski & Michel Surya.
192 pages - 20 euros
Commandes : ici
[1] Voir Philippe Corcuff, La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2021.
[2] Pour une mise en perspective historique du « mythe Rothschild » en France, au croisement de l’antisémitisme et de l’anticapitalisme, voir Pierre Birnbaum, Genèse du populisme. Le peuple et les gros [1e éd. : 1979 sous le titre Le peuple et les gros], Paris, Fayard/Pluriel, 2010, pp. 49-78.
[3] Voir Olia Maruani, « Quelques réflexions sur l’antisémitisme et son déni à La France insoumise », site du collectif Golema, 7 février 2022.
[4] Sur les amalgames portés par le pôle défini aujourd’hui comme « républicain », voir Alain Policar, Nonna Mayer et Philippe Corcuff (éds.), Les mots qui fâchent. Contre le maccarthysme intellectuel, La Tour d’Aigues, éditions de l’Aube, 2022.
[5] Voir Haoues Seniguer, La république autoritaire. Islam de France et illusion républicaine (2015-2022), Lormont, Le Bord de l’eau, septembre 2022.