La bulle médiatico-sondagière actuelle autour de la pré-candidature présidentielle d’Éric Zemmour ne bénéficie pas seulement du fétichisme journalistique vis-à-vis des sondages ou de la zemmourisation hard portée par Valeurs actuelles, CNews ou le FigaroVox, mais aussi d’une zemmourisation light, dont Natacha Polony constitue une des protagonistes.
Bricolages confusionnistes
L’itinéraire politique et professionnel de Polony la prédispose aux bricolages idéologiques confusionnistes, si l’on entend par là l’espace des interférences entre des postures et des discours d’extrême droite, de droite, du centre, de gauche modérée dite « républicaine » et de gauche radicale, et cela dans un contexte de crise du clivage gauche/droite favorisant l’extrême droitisation. En 2001, elle est secrétaire nationale du Mouvement des citoyens initié au départ par Jean-Pierre Chevènement à gauche, puis est engagée dans la campagne présidentielle de 2002 de Chevènement. En 2002-2009, elle est journaliste dans l’hebdomadaire de centre gauche « républicain » Marianne, cofondé en 1997 par Jean-François Kahn, promoteur à l’époque d’un « centrisme révolutionnaire ». En 2009-2011, elle travaille dans le quotidien de droite Le Figaro. En 2018, elle devient directrice de la rédaction de Marianne. Par ailleurs, elle est depuis 2017 chroniqueuse sur France Inter, en y participant aussi à un débat hebdomadaire, et depuis août 2021 elle a son émission sur BFMTV, Polonews. Ce qui ne l’empêche pas de pourfendre régulièrement les médias… depuis une position privilégiée dans les médias. Elle y exprime souvent un hypercriticisme « politiquement incorrect », anti-« élites », mêlant orientations conservatrices et critique des dégâts sociaux du néolibéralisme économique.
Polony contribue donc aujourd’hui à une forme de zemmourisation light qui favorise la dynamique médiatique actuelle autour d’Eric Zemmour. Light, c’est-à-dire légitimant certains thèmes zemmouriens, mais sans ses provocations xénophobes, sexistes et homophobes.
Disqualification de la critique du complotisme
Un récent exemple de cette tendance a consisté dans la participation, comme Éric Zemmour, à la disqualification de la nécessaire critique des théories du complot, qui constituent un tuyau rhétorique important de l’extrême droitisation idéologique en cours. Ainsi dans sa chronique En toute subjectivité du 4 octobre 2021 sur France Inter, intitulée « Une nouvelle commission anti fake news », elle a mis en avant l’usage de l’anticomplotisme comme « anathème contre quiconque pense mal ». S’en prendre à la critique du conspirationnisme est d’ailleurs devenu, bien au-delà de Polony, un lieu commun de discours légitimant indirectement ce dérèglement superficiel de la critique sociale.

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Zemmourisation aux « mains propres » dans Marianne
Elle a été plus loin dans un article paru dans le numéro 1283 de Marianne du 15-21 octobre 2021 : « De quoi le vote Zemmour est-il le non ? », en ouverture d’un dossier consacré à la même question. Elle y rejette d’abord les analyses en termes de « bulle Zemmour » : « Une analyse de l’absorption de la politique par le spectacle serait passionnante et nécessaire, mais, en l’occurrence, réduire à cela le phénomène Zemmour relève du déni. » Quel déni ? Que Zemmour traduirait politiquement des attentes profondes dans la population française : « nombre de Français pensent que la destruction de l’école, l’afflux d’une immigration non intégrée, la désindustrialisation, la perte d’indépendance stratégique, l’abandon de notre place dans le concert des puissances, sont en train de mettre en danger la possibilité même pour la France de se perpétuer en tant que nation » Et les fameuses « élites » mises en cause par Polony, qui en fait pourtant partie (le paradoxe principal de la thématique du « Peuple contre les élites » telle qu’elle est portée par les discours ultraconservateurs et confusionnistes dans les espaces publics aujourd’hui, c’est qu’elle est exprimée par des « élites » médiatiques, politiciennes, intellectuelles ou technocratiques), seraient au cœur de ce déni pour les citoyens attirés par Zemmour et rencontrés par Marianne : « Ils pensent, surtout, et c’est ce qui ressort de leurs témoignages, que les politiques de tout bord ont une fâcheuse tendance à enrober cette réalité dans un langage technocratique ou compassé dans l’unique but de ne pas affronter leurs responsabilités. »
Elle légitime ainsi les thèmes de Zemmour, mais sans les soutenir directement, en gardant les « mains propres » de celle qui présente cela comme une analyse « objective » de la réalité. Elle dit même préférer à la fin de son article une réponse à ces thèmes qui soit « un chemin raisonnable » face à la « logique de chaos ou de fracturation » incarnée par Zemmour, mais en terminant avec un doute sur la possibilité de ce chemin : « Si tant est qu’il existe ». En attendant, il reste la réponse Zemmour…
« Macronisme » et zemmourisation
La légitimation light de thèmes zemmouriens n’est pas que le fait de Polony. Dans un entretien avec Laurence Ferrari sur CNews, le 18 octobre 2021, à propos de Zemmour, où il manie l’ironie critique vis-à-vis du pré-candidat, l’actuel ministre délégué chargé des Transports, Jean-Baptiste Djebbari, explique toutefois, comme une concession soft à la chaîne zemmourisée sur laquelle il parle : « mais c’est intéressant sur le fond…Pour le coup, il pose des débats intellectuels qui sont intéressants ». La boussole politique et la conception des « débats intellectuels » du ministre macronien apparaît pour le moins flottante.
L’ambivalence du macronisme, entre critique de l’extrême droite et aimantation light par des thèmes d’extrême droite, n’est pas nouvelle. J’ai pu monter de manière détaillée dans La grande confusion (Textuel, mars 2021) dans quelle mesure les discours de Macron ont été orientés en ce sens à partir de son intervention du 10 décembre 2018 annonçant « le grand débat national ».
Le danger « postfasciste »
Emballement médiatique, zemmourisation hard ou zemmourisation light : le danger est aujourd’hui alimenté de divers côtés. Et ce qui était improbable il y a encore quelques mois devient possible : la victoire d’un candidat « postfasciste » à l’élection présidentielle en avril prochain. Je parle de « postfascisme » pour appréhender un mélange d’éléments de continuité avec les fascismes historiques des années 20-40 et des formes de « républicanisation ». Ce qu’opère Zemmour c’est la jonction entre la dynamique d’une extrême droite idéologique depuis le milieu des années 2000 - que j’analyse dans La grande confusion -, dont il a été un des principaux piliers, et le terrain de la politique électorale. Or le terreau idéologique « postfasciste » est maintenant bien présent dans les espaces publics en France (médias, champ politique, Internet et réseaux sociaux). Il ne faut pas sous-estimer le danger comme l’ont fait de larges pans de la gauche américaine jusqu’à l’élection de Donald Trump en novembre 2016.
Á lire aussi :
* "Les errances de la critique de l'anticomplotisme : Natacha Polony parmi d'autres", par Philippe Corcuff, site Conspiracy Watch, 18 octobre 2021
* "Éric Zemmour peut-il gagner la présidentielle ?", par Philippe Corcuff, blog Mediapart, 8 octobre 2021
