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Professeur de science politique, engagé dans la renaissance d'une gauche d'émancipation, libertaire, cosmopolitique et mélancolique

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Billet de blog 23 mai 2016

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The Nice Guys : les seventies debout…et mortes de rire

Russel Crowe et Ryan Gosling font revivre, dans « The Nice Guys » de Shane Black présenté à Cannes, la portée critique des seventies dans un polar drôlement…politique et actuel, sans avoir l’air d’y toucher…Eddy Mitchell et Alain Souchon en prime !

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Illustration 1

Peu de chance de trouver le titre The Nice Guys, réalisé par Shane Black, sur l’internet critique. Au plus, on vous dira que c’est un produit aliénant généré par le méchant impérialisme américain. Et puis cela ne semble pas correspondre à l’humour sérieusement sérieux de la vraie gauche sérieuse sérieusement.

Pourtant la culture populaire a des ressources critiques quelque peu cachées aux esprits les plus lucidement lucides, tout particulièrement dans le registre policier, où de romans noirs en films noirs et séries noires les pouvoirs économiques et politiques qui nous dominent sont souvent écharpés. Et cela sans la célébration de figures sévèrement burnées question rhétorique critique, qu’il s’agisse :

- d’hommes politiques providentiels, qui auraient toutes les solutions dont seraient privés les citoyens mineurs comme nous,

- ou de super intellos, qui auraient tout compris contrairement aux esprits ordinaires égarés.

La critique noire s’adosse plutôt à une éthique de la fragilité incarnée par des antihéros aux blessures de losers.

THE NICE GUYS (Ryan Gosling, Russell Crowe) - Bande Annonce © FilmsActu

Lumières mélancoliques d’un banal film hollywoodien

Étrangement, une production hollywoodienne aux allures banales peut lorgner du côté des dimensions mélancoliques des Lumières du XVIIIe siècle. En 1765, l’Encyclopédie sous la direction de Diderot et D’Alembert définissait  la mélancolie ainsi :

« C’est le sentiment habituel de notre imperfection. »

Dans ce film présenté hors compétition au Festival de Cannes le 15 mai dernier, l’homme de main Jackson Healy (Russel Crowe) et le détective privé Holland March (Ryan Gosling) ont pas mal d’imperfections et, cabossés par la vie, mélancolisent un max. Healy déborde quotidiennement les frontières du légal comme du juste pour un peu de fric. March ment et boit beaucoup, en se sentant coupable de la mort de sa femme, ce qui ne l’aide pas à élever son adolescente d’Holly (Angourie Rice). L’embonpoint de Russel Crowe fait oublier la musculature sculpturale de Gladiator et les maladresses à répétition de Ryan Gosling le beau ténébreux de Drive.

Perclus de faiblesses, ces ombres grises et noires de nos vies n’ont rien d’une avant-garde révolutionnaire. Ils sont trop conscients des quelques saloperies ou simplement des conneries qu’ils ont faites dans leurs vies respectives pour se présenter en guides ou en exemples. Plutôt des gars ayant du mal à se tenir debout, de bar en bar, dans la nuit errante. Cela ne vous rappelle pas des chansons d’Eddy Mitchell ?

Eddy Mitchell "Un barman" (live officiel) | Archive INA © Ina Chansons

Dans The Nice Guys comme dans les textes du Schmoll, l’ironie et l’auto-ironie viennent alléger les pesanteurs tragiques du noir. Le film se moque des seventies tout en les réhabilitant. Russel Crowe et Ryan Gosling se moquent d’eux-mêmes tout en rendant leurs personnages attachants. « Dérisions de nous dérisoires » chante Alain Souchon dans Foule sentimentale

Nuit Debout spirituellement

Après quelques incompréhensions mutuelles émaillées de coups de poing, nos deux lascars vont collaborer en enquêtant dans le milieu du porno. Ils rencontreront en route des militants écolos, un peu babas, un peu déjantés, luttant contre la pollution propre à l’industrie automobile et ses magouilles avec les autorités publiques. En hésitant et en utilisant des moyens pas toujours très propres, ils tenteront de rendre le monde un peu moins injuste. March, tout en flirtant avec les discours cyniques, voudrait tenir la face devant sa fille. Healy garde dans son for intérieur la mémoire vive d’une action dangereuse orientée vers le bien public quelque temps auparavant.

Souchon, encore lui, a bien mis en évidence les désajustements entre le sens intime de notre authenticité et les logiques marchandes :

« Foule sentimentale

On a soif d’idéal

Attirée par les étoiles, les voiles

Que des choses pas commerciales »

Alain Souchon - Foule sentimentale (Clip officiel) © Alain Souchon

Avec The Nice Guys, on rit de nos rêves et de nos illusions, de nos balourdises et de nos nécessaires résistances, de nos minuscules succès et de nos déboires face à la loi capitaliste de l’argent-roi. Á travers notre ridicule partagé, c’est quelque chose comme une spiritualité qui apparaît en jeu. Une quête spirituelle qui, pour explorer le sens et les valeurs de nos existences, met à distance aussi bien les absolus cultivés par les religions que le relativisme du « tout se vaut ». Au final, on espère pouvoir tenir debout dans la nuit de longues minutes émancipatrices, avant de nous tordre de rire ou de douleur vis-à-vis de nos défaillances croisées. L’esprit des seventies qui habite avec malice le film peut nous y aider davantage que la sinistrose politicienne et intello qui plombe trop souvent la gauche de la gauche aujourd’hui.

Á la fin, le capitalisme demeure…inacceptable

Par-delà les rebondissements de l’action de nos deux comparses (et de leur ado qui les suit partout) contre les salauds, l’industrie de la bagnole continuera ses profits sur notre dos. Dans le sillage de l’antihéros du roman noir, Healy et March sont, selon les mots du spécialiste du polar américain et lui-même écrivain magistral Jean-Patrick Manchette, « la vertu d’un monde sans vertu » (dans Chroniques, Rivages, 1996). Et d’ajouter :

« Il peut bien redresser quelques torts, il ne redressera pas le tort général de ce monde, et il le sait, d’où son amertume ».

La mélancolie encore ! Cependant l’amertume est adoucie dans The Nice Guys par le comique des situations. La mélancolie y prend des couleurs gaies. Et nos losers auront grappillé quelques graines de dignité en chemin, ce qui n’est pas rien. La possibilité de la cirrhose n’est toutefois pas contournée…

Le film nous laisse sur notre faim, mais une faim aiguisée : une faim d’après-capitalisme.

* Pour prolonger, voir aussi de Philippe Corcuff :

- Polars, philosophie et critique sociale (éditions Textuel, 2013)

- « Philosophie du Schmoll : Eddy Mitchell et la question du scepticisme dans la société néolibérale »,  Mediapart, 10 mars 2010

- Pour une spiritualité sans dieux (éditions Textuel, avril 2016)

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