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Billet de blog 25 avril 2014

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A la découverte des individus hors de l’Occident

Il y a aussi des individus hors de l’Occident ! En Orient, au Sud…un livre collectif sous la direction d’Emmanuel Lozerand, "Drôles d’individus. De la singularité individuelle dans le Reste-du-Monde" (Klincksieck, avril 2014), dans une démarche inédite et pluridisciplinaire. Quelques bonnes feuilles de l’ouvrage...

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Un livre collectif sous la direction d’Emmanuel Lozerand, Drôles d’individus. De la singularité individuelle dans le Reste-du-Monde (Klincksieck, avril 2014)

Suivent des extraits de deux des introductions, celle du coordonnateur du livre, Emmanuel Lozerand, spécialiste du Japon, et la mienne.

« Les a-t-on vraiment tous vus ? »

Par Emmanuel Lozerand

(professeur de langue et littérature japonaises à l’INALCO, chercheur au Centre d’études japonaises)

- Extraits -

L’Occident, où triomphe l’individu ; et puis l’Orient, le Sud, avec leurs multitudes indifférenciées. La représentation est commune, bien enracinée ; si elle hante les médias, elle s’autorise aussi de discours savants : nombreux sont encore les chercheurs en sciences sociales, héritiers de Tönnies, qui reprennent l’opposition entre Gesellschaft et Gemeinschaft, réinterprétée à la lumière du couple individualisme vs holisme cher à Louis Dumont, pour réitérer le Grand Partage (the Great Divide) et opposer de manière binaire the West and the Rest. L’Occident se définirait ainsi par un processus d’individualisation, par contraste – nécessairement – avec des avant et des ailleurs, communautaires, traditionnels, où l’individu ne pèse rien, ou pas grand-chose.

C’est à la critique de cette « robinsonnade » qu’est consacré le présent ouvrage, et à la proposition de pistes alternatives. Mais il ne naît pas sur un terreau vierge : un doute effleure en effet la sociologie contemporaine.En conclusion d’un ouvrage récent, Danilo Martuccelli et François de Singly expriment ainsi leur désir de « réinterroge[r] le bien-fondé du schéma théorique associant apparition de la modernité en Occident et naissance de l’individu » : « L’individu individualisé, propre à cette longue période et à cette localisation, est-il le seul qui mérite de recevoir le qualificatif d’individu ? »Ils nous disent « à l’aube d’une double transformation d’importance » :

« La première exige que la sociologie parvienne à intégrer dans son raisonnement les travaux des historiens et des anthropologues montrant depuis plusieurs décennies l’existence des individus avant la modernité et ailleurs qu’en Occident. […]

La seconde transformation, encore plus importante, ne concerne pas le passé de l’individu, mais son avenir. La modernisation de bien des pays du Sud depuis quelques décennies oblige la sociologie à ouvrir ses récits à d’autres expériences nationales, ce qu’elle fait pour le moment de manière trop balbutiante. »

Ils proposent donc de prêter attention aux « résonances entre individus lointains », « sans passer par le “Nord” », en dépassant l’opposition entre « l’individu 1, vivant dans les sociétés communautaires », et « l’individu 2, spécifique aux sociétés sociétaires », pour intégrer « l’individu 3, se situant transversalement à la coupure entre tradition et modernité », « mais aussi des individus 4, 5, 6 (…) qui puissent tenir compte d’autres expériences nationales contemporaines, d’autres formes de modernité » (1).

On ne saurait mieux dire, et c’est résolument dans cet esprit que nous souhaitons contribuer à « désoccidentaliser » les sciences sociales, pour mieux « prêter attention » à ces drôles d’individus qui n’ont cessé, ne cessent, d’émerger en dehors de l’Occident.

Note :

(1) Danilo Martuccelli et François de Singly, Les Sociologies de l’individu, Paris, Armand Colin, 2009, pp.118, 124-125.

« Sociologies de l'individualisme et anthropologies philosophiques en Occident : va-et-vient entre classiques et contemporains »

Par Philippe Corcuff

(maître de conférences de science politique à l’IEP de Lyon, chercheur au CERLIS/Université Paris Descartes-CNRS)

- Extraits -

Cette contribution apparaîtra décalée par rapport à l’interpellation comparatiste vers un « au-delà de la conception occidentale de l’individu ». Car nous nous contenterons de traiter de l’individualisme moderne et contemporain en Occident, tel qu’il a été appréhendé par des penseurs occidentaux. Toutefois, à partir de ses limites mêmes, cette démarche pourra servir de repère à une perspective comparatiste. Elle serait susceptible d’aider à déplacer certaines coupures trop dichotomiques entre sociétés occidentales et sociétés orientales, particulièrement à l’heure de « la globalisation ». Et cela, d’autant plus si l’on prend au sérieux une remarque de François Dubet, revenant sur la dichotomie de Louis Dumont entre sociétés « holistes » et sociétés « individualistes » :

« La question de savoir si les sociétés traditionnelles, holistes, sont composées d’individus ou d’exemplaires de la communauté est hors de ma compétence. On peut cependant penser que l’individu y est peut-être moins absent que ne le supposent les récits obligés de la modernité et que le holisme est plus une altérité théorique commode qu’une réalité anthropologique » (1).

Cette piste apparaît particulièrement heuristique face aux tentations d’homogénéisation abusive, qu’elles soient d’inspiration évolutionniste et/ou culturaliste. Le problème de l’individualisme sera ici abordé à partir d’outils sociologiques, insérés dans un certain état des débats à propos des classiques et des contemporains. Cette contribution synthétique s’inscrit dans une série de travaux en cours sur la place de l’individualité dans les sociétés individualistes occidentales contemporaines.

Parmi les changements sociaux qu’a eu à affronter la sociologie depuis sa naissance au XIXe siècle, l’individualisation en constitue un des plus importants avec « la question sociale ». Les classiques de la sociologie n’ont ainsi pas seulement étaient les observateurs de l’émergence de la société capitaliste-industrielle, de ses dégâts sociaux et de ses inégalités de classe. Ils ont aussi été les témoins du processus moderne faisant émerger des individus plus individualisés au sein des sociétés occidentales. L’individualisation des comportements apparaît au cœur de la Modernité occidentale (dont on fait souvent remonter les prémisses à la Renaissance, avec un développement au siècle des Lumières). Elle s’est incarnée dans des logiques diversifiées jusqu’à aujourd’hui : la sédimentation d’un « for intérieur » personnel et la consolidation d’une intimité, le recours à la raison individuelle contre les préjugés, l’acquisition de droits individuels, la figure de la citoyenneté démocratique, l’individualisme marchand, la valorisation du je par rapport au nous, les transformations de la famille patriarcale, etc. Le sociologue Norbert Elias en a esquissé la genèse socio-historique. Le philosophe Charles Taylor en a proposé une monumentale généalogie des conceptions philosophiques. Dans les deux cas, pour le sociologue comme pour le philosophe, les processus d’individualisation doivent être appréhendés comme sociaux et historiques. C’est dans ce sillage que Christian Le Bart a récemment fourni une synthèse stimulante des travaux disponibles dans différentes branches des sciences sociales.

La catégorie d’« individualisme » apparaît compliquée. Dans un langage ordinaire (du type : « c’est la faute à l’individualisme si… ») ou dans un langage savant (du type : « l’individualisme est le facteur principal de désagrégation du lien social… »), la notion homogénéisante d’« individualisme » risque de devenir un principe explicatif transhistorique, fonctionnant comme une conceptualisation bulldozer. Une fois le bulldozer conceptuel passé, le sol des spécificités historiques, des différences sociales et des contextes culturels pourrait être complètement aplani. Or, on peut repérer, dans l’histoire humaine, diverses figures d’individualisation dans différentes périodes historiques (par exemple dans l’Antiquité grecque et romaine étudiée par Michel Foucault) et dans des aires civilisationnelles diversifiées (comme dans le Japon pris pour objet par Emmanuel Lozerand), mais aussi des tendances à la désindividualisation à d’autres moments. Et puis, des tendances individualisatrices peuvent cohabiter avec des contre-tendances désindividualisatrices. Enfin, les tendances individualisatrices ne touchent pas nécessairement, dans une même société, les genres, les générations et les groupes sociaux avec la même intensité et exactement sous les mêmes modalités.

Ces précautions ne nous conduisent pas à abandonner la catégorie d’individualisme dans l’analyse sociologique, mais elles poussent à un usage plus prudent. Il en va de l’individualisme comme de la plupart des concepts généraux en sciences sociales. Les concepts sociologiques constituent seulement des constructions analogiques, comme le rappelle Jean-Claude Passeron (2). C’est-à-dire ? Les concepts sociologiques rassemblent sous un terme général, dans une visée comparative, des ressemblances n’éliminant pas les dissemblances des phénomènes concernés. L’erreur consiste souvent à croire qu’ils posent une identité stricte entre ces phénomènes. Dans ce cadre, parler d’« individualisme », ce serait utiliser un repérage analogique n’écrasant pas la pluralité, voire l’hétérogénéité des périodes et des réalités englobées.

L’individualisation de type occidental ne touche pas exclusivement, de nos jours, l’Occident, mais a des effets au-delà dans la rencontre avec des contextes culturels et religieux différents, en contribuant à dessiner alors de par le monde des figures diversifiées d’individus. Ce que l’on nomme aujourd’hui « mondialisation » ou « globalisation » conduit à percuter des strates culturelles composites quant aux conceptions respectives de « l’individu » et des « communautés » à travers des hybridations, tout particulièrement sous le poids des contraintes capitalistes propres à l’individualisme marchand et à l’individualisation néomanagériale. En Occident même, cette individualisation avait d’ailleurs trouvé de nouveaux développements à partir des années 1950-1960. Ils ont été thématisés dans les sciences sociales comme « narcissisme contemporain » (pour les auteurs les plus critiques) ou comme « seconde Modernité » (pour les auteurs les plus compréhensifs).

Notre parcours aura quatre temps : 1) des questions épistémologiques, 2) un arrêt sur deux classiques des sciences sociales, Karl Marx et Émile Durkheim, 3) un mouvement en avant vers les sociologies contemporaines, et 4) un retour en arrière vers un autre sociologue classique, Georg Simmel.

(…)

En guise de conclusion

Durkheim, Marx, Simmel : nos recherches se sont enrichies d’un cheminement à travers des classiques. Ce voyage n’avait rien d’une promenade nostalgique, mais était guidé par des questions du présent, du présent des débats sociologiques. La mise en parallèle des anthropologies philosophiques de Marx et Durkheim comme les complications des analyses de Simmel nous ont mis sur la piste d’une sociologie des ambivalences de l’individualisme moderne, puis contemporain, s’alimentant à un pluralisme anthropologique. Le « jeu de connaissance » sociologique n’aurait certes pas à trancher définitivement sur le plan des caractéristiques de la condition humaine, mais il ne pourrait éviter dans le même temps d’engager dans ses outillages conceptuels des présupposés anthropologiques au sens philosophique de visions a priori des propriétés des humains. D’où l’importance de la mobilité anthropologique (toujours au sens philosophique) de ses théories et modèles.

Dans cette perspective, la confrontation avec des figures d’individus travaillées dans d’autres contextes civilisationnels pourrait aider la sociologie occidentale à déplacer les repères anthropologiques de ses instruments théoriques. Inversement, des figures anthropologiques plus familières pour les sociologues occidentaux seraient susceptibles de nourrir les questionnements des social scientists travaillant sur la question de l’individu au sein d’aires non occidentales, et cela en s’efforçant de tenir à distance les différents pièges ethnocentristes. De ce point de vue, si le risque de la présomption d’universalité de « l’individu » a bien été identifié par les approches culturalistes, celui du déni d’individualité hors de la Modernité occidentale apparaît souvent oublié, comme le rappellent judicieusement Danilo Martuccelli et Emmanuel Lozerand.

Enfin, les processus en cours de « globalisation » se présentent comme des terrains particulièrement propices à des investigations sur les métissages entre des façons pluriels de se constituer comme un individu. Une philosophie politique de l’émancipation individuelle et collective, en rupture avec l’évidence capitaliste contemporaine, pourrait de surcroît y puiser des indications précieuses sur ce qui tend à échapper, dans les logiques actuelles, à la lourde mécanique de l’individualisme marchand et de l’individualisation néomanagériale comme sur les résistances subjectives et collectives qu’elle suscite.

Notes :

(1) François Dubet, « Pour une conception dialogique de l’individu », EspacesTemps.net, 21 juin 2005, note 1.

(2) Jean-Claude Passeron, « L’inflation des diplômes. Remarques sur l’usage de quelques concepts analogiques en sociologie », Revue Française de Sociologie, tome XXIII, n°4, octobre-décembre 1982.

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Drôles d'individus. De la singularité individuelle dans le Reste-du-Monde

Livre collectif sous la direction d'Emmanuel Lozerand

Paris, éditions Klincksieck, collection « Continents philosophiques », 576 p., ISBN : 978-2-252-03921-2, 39 euros, 24 avril 2014

Ouvrage publié avec le concours de l’INALCO (Institut national des langues et civilisations orientales)

* Sommaire de l’ouvrage :

Avant-propos, par Emmanuel Lozerand

Introductions

Emmanuel Lozerand : Les a-t-on vraiment tous vus ?

Danilo Martuccelli : Les grands récits des individus au Sud

Kathya Araujo et Danilo Martuccelli : Comment étudier les individus au Sud,

Christian Le Bart : L'individualisation : un Grand Récit occidental ?

Philippe Corcuff : Sociologies de l'individualisme et anthropologies philosophiques en Occident : va-et-vient entre classiques et contemporains

Conceptions philosophiques et religieuses de l'individu

Stéphane Feuillas : Culture de soi et subjectivation. Trois exemples en Chine à la fin du XIe siècle

Heather Stoddard : Le maître spirituel, l'artiste et le saint-fou. L'individu « sans-soi » tibétain

Asari Makoto : L’épineuse question du sujet dans la pensée philosophique du Japon moderne

Alessandro Guetta : Quelques conceptions juives de l’individu

Ron Naiweld : L’antiphilosophe, ou les deux ruptures de l’individu rabbinique

Approches anthropologiques et linguistiques

Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky : L’individu dans la société indienne selon Louis Dumont

Jean-Luc Ville : Individu et individualisme en Afrique

Odile Racine-Issa : La notion de personne chez les Swahili de Zanzibar. Esquisse d’un portrait d’ombres et de lumière

Isabelle Rabut : Individu et société dans la Chine traditionnelle selon Fei Xiaotong

Yves Cadot : Kata, société et individu dans le jûdô de Kanô Jigorô

Jacques Legrand : Individu non occidental : le cas mongol

Gilles Delouche : La relation à l'Autre en siamois

Cécile Zervudacki : Individus/individualisme : l’Europe orientale est-elle occidentale ?

Le développement historique de l’individualisme : hier et aujourd’hui

Catherine Mayeur-Jaouen : Individu et famille en islam : des conceptions médiévales aux réalités contemporaines

Michel Bozdémir : Le développement de l'individualisme en Turquie

Catherine Poujol : Vers la naissance de l’individu en Asie centrale post-soviétique ?

Laroussi Amri : L’individu au Maghreb aujourd’hui

Eric Meyer : Les expériences de Gandhi au regard des théories de Louis Dumont

Annie Montaut : Les représentations de l’individu en Inde et le paradoxe du « je »

Bernard Thomann : Industrialisation et construction de l’individu dans le Japon moderne

Heo Kieong : La question de la liberté individuelle dans la démocratie coréenne

L’individu en récit

Xavier Garnier : Personnage et principe d’individuation dans le roman africain

Christophe Balaÿ : L’individu et le récit persan : une esthétique du fragment

Aboubakr Chraïbi : Processus d’individuation dans trois récits de l’islam médiéval

Catherine Géry : Idiolecte et sociolectes dans le skaz russe : l'exemple de Nikolaï Leskov

Patrick Maurus : Le héros de fiction comme modèle individuel contraint : Corée du Nord, Corée du Sud

Expressions littéraires de l’individualité

Marie Vrinat-Nikolov : Individu et collectif dans la littérature bulgare (XIXe-XXe siècles)

Étienne Naveau : Les parcours autobiographiques d’Ajip Rosidi

Georgine Ayoub : Entre animalité et humanité : exemplarité et singularité dans deux poèmes de l'Arabie antique

Brigitte Foulon : L’individualité chez les auteurs andalous à l’heure de la Fitna

Emmanuel Lozerand : Figures de l’individu dans la littérature japonaise moderne (1899-1916)

Postface : Individualisation et systèmes de places, par François Flahault

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