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Billet de blog 26 octobre 2012

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Marx XXIe siècle, entre question sociale et souci de soi

Deux questions actuelles et croisées chez Marx : la matrice inégalitaire du capitalisme et la construction de soi...

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Deux questions actuelles et croisées chez Marx : la matrice inégalitaire du capitalisme et la construction de soi...

L’article qui suit est paru sous le titre « Et Marx dans tout ça ? », dans Les Inrockuptibles, n°880, du 10 octobre au 16 octobre 2012(1).

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Avec la crise structurelle du capitalisme et ses dégâts sociaux, le cadavre de Marx, enterré un peu vite aux lendemains de la chute du Mur de Berlin en 1989, s’agite de plus en plus dans son cercueil…

Le capitalisme comme Matrice inégalitaire

Pour Marx, le capitalisme ressemble à une machinerie impersonnelle, qui n’est contrôlée par personne, comme dans les cas de la Matrice (Matrix) et de Skynet (Terminator). Avec Marx, on ne se situe pas dans le registre conspirationniste des James Bond. Tant les capitalistes que les prolétaires sont dominés par la logique capitaliste d’accumulation illimitée du capital au moyen du profit. Seulement  les premiers en jouissent et les seconds trinquent.

Une des contradictions principales du capitalisme analysée par Marx est la contradiction capital/travail. Le capital et le travail salarié sont à la fois étroitement liés (le capital a besoin du travail salarié pour se développer et vice-versa) et antagonistes (le capital exploite le travail créateur de valeur pour rendre l’accumulation possible), ce qui alimente la lutte des classes. En développant le nombre de salariés, la dynamique capitaliste produirait, selon Marx et Engels dans Le Manifeste communiste (1848), « ses propres fossoyeurs », c’est-à-dire la classe susceptible de renverser le capitalisme. Pour Marx, le capitalisme n’est pas un système complètement fermé dont on ne pourrait pas sortir : il contient en lui-même les possibilités de son propre dépassement.

Après presque deux siècles de luttes sociales au sein et contre le capitalisme, alors qu’une société non capitaliste démocratique n’a pas pu voir durablement le jour, il faudrait être plus prudent que Marx et Engels à l’époque et dire plutôt : la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs potentiels. Ce qui suppose de passer par une politisation des potentialités ainsi dessinées. Marx hésite d’ailleurs dans ses formulations entre des accents déterministes, qui feraient des classes des réalités objectives données mécaniquement dans les rapports de production, et des accents constructivistes, attribuant une place importante au travail politique pour stabiliser des intérêts convergents entre prolétaires.

L’analyse de la contradiction capital/travail doit toutefois être actualisée. Elle a à se saisir des effets de la précarisation contemporaine, ce que la sociologue Sarah Abdelnour appelle « les nouveaux prolétaires »(2), comme du poids de formes de domination interagissant avec le capitalisme mais irréductibles à lui : inégalités sexistes, discriminations racistes et post-coloniales ou homophobie. Autant de dimensions qui impriment des divisions parmi les salariés et que les outils postmarxistes de la sociologie de Pierre Bourdieu nous aident à mieux décrypter. L’activité politique s’efforçant d’élaborer des repères partagés alimentant une lutte des classes commune ne peut pas les négliger, à la différence des lectures marxistes traditionnelles.

Le souci de soi : pas que pour « les bobos » !

La contradiction capital/travail n’est pas la seule à traverser le capitalisme. Amorcées par Marx, mais mises de côté par les « marxistes », il y a aussi la contradiction capital/nature, la contradiction capital/démocratie ou …la contradiction capital/individualité. Ainsi Marx critique aussi le capitalisme parce qu’il atrophie le développement des sens et des capacités de chaque individu dans les sphères du travail et de la consommation : « chacun de ses rapports humains avec le monde, la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût, le toucher, la pensée, la contemplation, le sentiment, la volonté, l'activité, l'amour, bref tous les organes de son individualité », écrit-il dans les Manuscrits de 1844. Car « à la place de tous les sens physiques et intellectuels est donc apparue la simple aliénation de tousces sens, le sens de l'avoir ».

Marx apparaît comme un auteur sensualiste qui a pour visée l’avènement d’un « homme total » ou « individu complet ». Il y a ici des proximités avec la thématique de « la création de soi comme œuvre d’art » (d’Oscar Wilde à Michel Foucault) ou de « la sculpture de soi » (Michel Onfray). La spécificité de Marx, c’est de réfléchir aux conditions sociales d’une « sculpture de soi » pour tous, de quelque  chose comme un dandysme démocratique, et pas seulement pour ceux que les médias appellent de manière trop indéfinie « les bobos », mais également et surtout pour les prolétaires. Au sein de l’individualisme contemporain, c’est peut-être un des défis majeurs qui voit s’entrechoquer les questions sociale et individualiste.

Les termes d’« œuvre d’art » et de « sculpture » ont toutefois trop d’accointances avec une forme de hiérarchie culturelle. S’il veut tenir compte des inégalités et des différences sociales, le vocabulaire de la construction de soi ne peut pas se contenter de telles tonalités élitistes. Il doit s’ouvrir à une polyphonie sociale. Bref, le « souci de soi » se déploierait sur le terrain des Beaux-arts, mais aussi de la culture de masse (chansons et musique, séries télévisées…), du bricolage et du jardinage, des savoir-faire culinaires et œnologiques, ou de la convivialité populaire, bref sur la diversité des territoires de la dignité ordinaire. L’« individu complet » idéal de Marx ne rassemble-t-il pas d’ailleurs dans une même figure le savant-philosophe, l’artiste et l’ouvrier-artisan ? En ce sens, il vaudrait mieux caractériser l’émancipation à venir comme le défrichage des sentiers infinis d’un bricolage de soi.

Les combats pour la justice sociale et pour l’épanouissement individuel pourraient, partant, suivre des bandas communes, loin des tristesses marxistes d’antan ou du ton déploratif de « la pensée Monde Diplo’ » actuelle.

Notes :

(1) Philippe Corcuff, sociologue, est l’auteur de Marx XXIe siècle. Textes commentés (Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », août 2012), mais aussi de La gauche est-elle en état de mort cérébrale ? (Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », octobre 2012).

(2) Dans Sarah Abdelnour Les nouveaux prolétaires, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2012 ; voir sur Mediapart : « Classes populaires, travailleurs, prolétaires…Discours sarkozystes et réalités sociologiques », édition « Petite Encyclopédie Critique », 23 février 2012.

* Voir aussi de Philippe Corcuff sur Marx et sur Mediapart :

- « Actualité d’un Marx hérétique » [extraits de Marx XXIe siècle], édition « Petite Encyclopédie Critique », 31 août 2012.

- « Marx ou la sensualité contre le capitalisme » [initialement publié dans L’Humanité], 1 octobre 2012.

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