Des parentés libertaires entre la révolutionnaire hérétique polonaise et allemande, le philosophe pragmatiste américain John Dewey et le penseur anticapitaliste français André Gorz, ainsi que les vidéos de la Conférence Internationale sur Rosa Luxemburg 2013…
I - Actualité libertaire et pragmatiste de Rosa Luxemburg : interférences avec Dewey et Gorz
Par Philippe Corcuff
Éclairer l’actualité des analyses de Rosa Luxemburg (1871-1919) par des interférences avec des auteurs différents comme le philosophe américain John Dewey (1859-1952) et le penseur français André Gorz (1923-2007) est susceptible d’affiner notre regard. Les étincelles nouvelles d’intelligibilité produites par le frottement de textes de Luxemburg, Dewey et Gorz apparaissent utiles en ce début du XXIe siècle, après les rêves du XIXe siècle et les désenchantements du XXe siècle. Ces étincelles révèlent des tonalités libertaires.
Dans un passage de Réforme sociale ou révolution ? (1899) - écrit contre le réformisme d’Edouard Bernstein et repris dans Questions d’organisation de la social-démocratie russe (1904), orienté contre la vision du parti propre à Lénine -, Rosa insiste sur le fait qu’on ne pourrait pas protéger de manière définitive le parti révolutionnaire des influences de la société capitaliste. Il faudrait accepter cette « contradiction » de l’action émancipatrice, en la faisant travailler dans « le mouvement même ». Ce qui supposait pour elle, contrairement à Lénine, un processus d’auto-éducation anti-autoritaire. Et elle insistait sur la place des erreurs dans l’apprentissage démocratique de la classe ouvrière. On trouve chez elle l’amorce d’une approche expérimentale de l’action transformatrice en résonance avec la philosophie pragmatiste.
John Dewey est une des figures du pragmatisme philosophique. Dans son livre Le public et ses problèmes (1927), il livre une vue à la fois expérimentale et radicale de la démocratie, fort éloignée des tendances oligarchiques du régime représentatif américain. Il n’est pas partisan de la révolution sociale, mais son pragmatisme peut permettre d’approfondir des pistes dégagées par Rosa. Dans la conception expérimentale de Dewey, la démocratie constitue la forme politique la mieux ajustée à un mouvement infini d’essais-erreurs-rectifications. Ainsi « les principes généraux » devraient être « formés et mis à l’épreuve en tant qu’outils d’enquête », et non pas envisagés comme des absolus ou des dogmes. Et les politiques publiques proposées devraient être « traitées comme des hypothèses de travail, et non comme des programmes auxquels il faudrait adhérer et qu’il faudrait exécuter de façon rigide ». L’anti-dogmatisme de Dewey témoigne d’une composante libertaire.
Le pragmatisme révolutionnaire en germe chez Rosa lui a aussi servi, dans le texte de 1899, à offrir une version dialectique des rapports entre « réformes » et « révolution » : « Entre les réformes sociales et la révolution, il existe pour la social-démocratie un lien indissoluble, la lutte pour les réformes étant pour elle le moyen, mais la révolution sociale le but ». On ne perçoit pas ici la rigidité entre « réformes » et « révolution » qui a principalement servi, par la suite, à nourrir des identités collectives et individuelles concurrentes, dans une démarcation fantasmatique entre « les purs » et « les impurs ». Les écrits marxistes anticonformistes d’André Gorz des années 1960 révèlent comme un écho à cette inspiration.
Dans Réforme et Révolution (1969), Gorz va ajouter un pôle dans le jeu réformes/révolution : ce qu’il appelle des « réformes non réformistes » ou « réformes anticapitalistes ». Qu’est-ce à dire ? « Une réforme aux potentialités révolutionnaires », non pas « octroyée par le pouvoir central », mais « imposée par en bas, exécutée et contrôlée » par ceux d’en bas. « L’autodétermination à la base » constitue le critère de ces réformes radicales, vues comme « un objectif intermédiaire » et pas comme « un but ». Se dessine chez lui le roc libertaire de la dialectique de l’auto-organisation comme moyen et de l’auto-émancipation comme fin, contre les risques de récupération tutélaire de la politique émancipatrice via des politiciens professionnels ou des avant-gardes dites « révolutionnaires ». Cependant, en tension avec le primat du mouvement autonome des masses, Gorz maintient à l’époque une place à l’organisation politique, à un nouveau type d’organisation politique à inventer.
Rosa, Dewey et Gorz ne nous fournissent-ils pas ainsi des repères afin de reformuler quelques-unes de nos questions pour le présent ?
* Publié dans L’Humanité, sous le titre « Il faudrait accepter cette "contradiction" de l’action émancipatrice, en la faisant travailler… », vendredi 25-dimanche 27 octobre 2013 ; il s’agit d’une version réduite de la communication au Congrès Internationale sur Rosa Luxemburg
II – Dossier « Quelle modernité critique avec Rosa Luxemburg ? » de L’Humanité
Dans le dossier de « L’Humanité des débats » des vendredi 25-dimanche 27 octobre 2013, à propos de la Conférence Internationale sur Rosa Luxemburg (4-5 octobre 2013, Paris-La Sorbonne), on trouve, outre le texte précédent, les versions abrégées de deux autres communications et quelques compléments :
- Introduction du dossier par Pierre Chaillan ;
- la contribution d’Isabel Loureiro (historienne, Brésil) : « Elle croit fermement que ceux d’en bas apprennent avec leurs expériences diversifiées » ;
- la contribution de Michael Löwy (sociologue et philosophe, France), « Une conquête démocratique du pouvoir par l’action collective de la majorité populaire » ;
- « Rosa Luxemburg en bref », dont une petite note sur la publication de Rosa Luxemburg, Le socialisme en France (1898-1912). Œuvres complètes – Tome III, édition établie et préfacée par Jean Numa-Ducange, co-édition Agone (Marseille) et Smolny (Toulouse), 3e trimestre 2013.
III – Les vidéos de la Conférence Internationale sur Rosa Luxemburg (4-5 octobre 2013, Paris-La Sorbonne)
- L’ensemble des vidéos de la Conférence Internationale Rosa Luxemburg 2013 : http://www.lesfilmsdelan2.org/lesfilmsdelan2/Rosa_Luxemburg.html
- La communication intégrale de Philippe Corcuff, « Rosa Luxemburg, la radicalité et la démocratie : John Dewey et André Gorz comme vis-à-vis » : http://vimeo.com/77586270