
Ce texte est issu d’une conférence présentée dans le cadre de la Féria du livre de la critique sociale et des émancipations (http://feriadulivre2015.jimdo.com/programme-2016/), à Nîmes, le dimanche 9 octobre 2016, sous le titre « Spiritualités, religions et émancipations ».
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« C'est fragile
L'extension de tes bras
C'est fragile
Les cordes de ta voix
C'est fragile
Le tissu de nos peaux
C'est fragile
Le courant de nos eaux
C'est fragile
Quand tu ne dis qu'un mot
C'est fragile
Les ailes des oiseaux
C'est fragile
On nait rien qu'une fois
C'est fragile
Ca claque entre les doigts »
Fragile, Les Têtes raides, 2005 (paroles de Christian Olivier)
Introduction
Je vais essayer d’introduire à un débat autour de liens et de tensions entre les notions de spiritualité, de religion et d’émancipations à partir d’un livre paru en avril 2016, Pour une spiritualité sans dieux. Il faudrait mettre un s aux trois termes spiritualités, religions et émancipations afin d’insister sur la pluralité en jeu dans chacun des trois pôles du débat.
Caractérisons tout d’abord chacun des trois termes :
- J’entends spiritualité en un sens élargi, qui ne constitue pas le sens le plus courant, mais qui pourtant correspond à certaines tendances de l’histoire du mot, passant d’usages uniquement théologiques à l’ouverture à des usages séculiers à partir du XVIe siècle (voir Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, sous la direction d’Alain Rey, 1992). Pour moi, spiritualité concerne l’exploration individuelle et collective du sens et des valeurs de l’existence. En ce sens, une spiritualité n’est pas nécessairement religieuse, ne passe pas nécessairement par la référence à un Dieu, ne constitue pas un monopole des religions.
- J’entends religion comme un cadre collectif et institutionnel organisant des croyances en des (polythéismes) ou un dieu(x) (monothéismes).
- J’entends émancipation dans le sillage du sens pris au cours du XVIIIe siècle des Lumières. Par exemple, le philosophe allemand Emmanuel Kant écrit dans son célèbre article « Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? » de 1784 : « c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle ». Après l’émergence du mouvement ouvrier, du mouvement féministe et du mouvement anticolonial, on pourrait parler d’une rupture avec des dominations dans la perspective d’une plus grande autonomie individuelle et collective.
Je proposerai quatre angles partiels quant aux rapports entre ces trois pôles. Je présenterai quelques éléments de mon livre, mais surtout j’avancerai des réflexions à partir du livre mais qui ne sont pas dans le livre. Les livres sont une invitation à réfléchir par-delà ce qu’ils peuvent formuler, toujours partiellement et provisoirement. Les quatre angles esquissés seront : 1) Les difficultés des gauches avec les questions spirituelles ; 2) Quelques éléments de problématisation des enjeux spirituels à partir du livre ; 3) Des linéaments d’une spiritualité agnostique, ou éthique de la fragilité, à partir d’un polar américain de James Lee Burke avec son célèbre policier louisianais Dave Robicheaux ; et 4) Les ambivalences des rapports entre religions et émancipations.
1 – Les gauches émancipatrices paralysées par les enjeux spirituels ?
Je me situe aujourd’hui à l’intersection de la gauche radicale et des anarchistes. Je participe donc d’une gauche libertaire, anticapitaliste, anti-étatiste et mettant plus largement en cause la pluralité des dominations.
Au cours de l’histoire, nombre de courants de gauche ont souvent eu un problème avec les religions en France. Ils ont alors fréquemment du mal à traiter les enjeux spirituels. Les attentats de 2015 en France et le renouveau du djihadisme à l’échelle internationale en ont été un révélateur exacerbé. Le journaliste du Monde Jean Birnbaum l’a fort bien mis en évidence dans son livre Un silence religieux. La gauche face au djihadisme (Seuil, 2016). Il y interprète « l’islamisme comme symptôme d’une léthargie spirituelle ».
Pourtant des réponses proprement spirituelles n’apparaissent pas clairement du côté des milieux athées, agnostiques et croyants attachés à des valeurs humanistes, émancipatrices et progressistes. Entre athéisme militant, anticléricalisme et laïcité de combat, de larges fractions de la gauche et des anarchistes ont développé historiquement une suspicion, légitime à de nombreux égards, vis-à-vis des religions. Mais, en tendant à assimiler le spirituel à un religieux plutôt négatif, elles rendent difficile la prise en compte des enjeux spirituels.
L’angle principal de Jean Birnbaum est le religieux. Je l’élargis à un spirituel non nécessairement religieux. Car, en étant focalisé sur le retour du refoulé religieux, que l’on soit « pour », « contre » ou simplement « interpelé », on perd de vue l’espace plus large des questionnements spirituels qui travaillent nos sociétés, dont les croyances religieuses ne constituent qu’une des modalités la plus traditionnelle. Or, dans une acception élargie, le spirituel peut donc être compris comme l’exploration individuelle et collective du sens et des valeurs de l’existence.
Ainsi quand dans Maman, un des principaux « tubes » de 2015-2016, Louane chante « J’trouve pas de sens à ma quête, maman », ou lorsqu’Axel Red lance en 1996 « Á quoi ça sert/Je n’ai plus de repère », une telle quête spirituelle tâtonne avec des mots ordinaires dans le cours de la vie quotidienne. Les chansons populaires, sur lesquelles je m’arrête dans l’introduction du livre, constituent des traces de l’inscription du questionnement spirituel dans le plus banal.
Ce que j’appelle spiritualité est proche de ce que le grand philosophe du XXe siècle Ludwig Wittgenstein a nommé éthique : l’investigation « de ce qui est bien », « de ce qui a une valeur », « de ce qui compte réellement », « du sens de la vie », « de ce qui rend la vie digne d’être vécue » ou « de la façon correcte de vivre » (Conférence sur l’éthique, 1929-1930). Cependant les visions les plus répandues de l’éthique sont souvent davantage étroites et cette caractérisation large a des accointances avec des usages ordinaires du registre spirituel. D’où mon choix du mot spiritualité.
La gauche radicale et les anarchistes, qui n’ont pas abandonné le combat contre le capitalisme contrairement aux sociaux-libéraux de gouvernement, auraient pourtant un terreau favorable à leurs paroles et à leurs actions dans les dérèglements du sens générés par le capitalisme aujourd’hui. Les absolus meurtriers du djihadisme constituent une des modalités les plus extrêmes de réponse au dessèchement spirituel généré par la logique capitaliste de l’argent-roi, avec son corollaire de marchandisation progressive de l’ensemble des êtres, des activités, des sentiments, de la nature…La domination de la valeur sonnante et trébuchante constitue un enfermement de nos vies dans un sens unique, un sens unique qui se révèle plutôt un non-sens existentiel, avec ses inégalités, ses violences, ses frustrations, ses souffrances intimes, ses blessures de reconnaissance. Dans la culture populaire, un de ceux qui a le mieux croqué l’épuisement du sens provoqué par le capitalisme est Alain Souchon dans sa chanson Foule sentimentale (1993). Mais, par contre, gauche radicale et libertaires sont trop souvent aux abonnés absents sur ce terrain…
2 – Quelques éléments de problématisation des enjeux spirituels
C’est par rapport à ce manque que j’ai essayé d’explorer des pistes dans mon livre Pour une spiritualité sans dieux.
Je retiendrai quatre plans associés dans les sentiers spirituels que je me suis efforcé de défricher.
Premier plan : mes choix spirituels sont agnostiques. Un agnostique quèsaco ? « C’est en matière religieuse un peu comme un Normand : p’têt ben qu’oui, p’têt ben qu’non », répondront ceux qui aiment les visions binaires (croyance/athéisme) sur lesquelles enfiler des préjugés (sur « les Normands » et sur les agnostiques !).
Il y a pourtant d’autres lectures de l’agnosticisme remontant à l’Antiquité grecque. C’est le cas chez un partisan de la démocratie, le sophiste Protagoras, beaucoup critiqué ensuite par un Platon nettement hostile, quant à lui, à la démocratie. Protagoras écrivait ainsi dans son texte Sur les Dieux :
« Touchant les dieux, je ne suis pas en mesure de savoir ni s’ils existent, ni s’ils n’existent pas, pas plus que ce qu’ils sont dans leur aspect. Trop de choses nous empêchent de le savoir : leur invisibilité et la brièveté de la vie humaine. »
Pour l’agnostique ainsi caractérisé, l’incertitude sur l’existence de dieux est structurelle, et il ne peut rien dire définitivement d’un éventuel absolu religieux.
C’est pourquoi la question est mise entre parenthèses, ce qui est différent d’une hésitation permanente attribuée précédemment aux « Normands ». Une telle spiritualité agnostique si elle n’est pas, par définition, religieuse n’en est pas pour autant antireligieuse. Á la différence des formes dogmatiques d’athéisme militant, elle ne stigmatise pas a priori les croyants comme étant les victimes d’une « aliénation ». Ne combattant pas les religions, l’agnosticisme spirituel est toutefois sensible aux dangers oppressifs et meurtriers qui peuvent prendre corps dans les cadres religieux : Inquisition hier ou fondamentalismes islamistes aujourd’hui.
Deuxième plan : cette spiritualité agnostique met en avant une éthique de la fragilité, c’est-à-dire une éthique qui assume nos fragilités humanistes et démocratiques, en abandonnant les rêves mortifères de pureté et/ou de force. On me rétorquera : les fragilités humaines peuvent-elles casser les briques de l’absolu ? N’ont-elles pas perdu d’avance leur pari spirituel devant la force potentielle des promesses d’au-delà ou les séductions de l’argent-roi ? Pas nécessairement. L’ancrage dans la vie ordinaire, ses aléas et ses repères, ses joies et ses mélancolies, ses fidélités et ses ruptures, ses habitudes et ses ouvertures, ses familiarités et ses moments inédits, ses vulnérabilités singulières et ses puissances coopératives, ses états de solitude et ses plaisirs mis en commun… a aussi sa grandeur propre. Il suffit peut-être d’oser l’envisager comme un cheminement spirituel alternatif. Ou du moins d’essayer, ce qui est rarement fait. En partant des expériences ordinaires, de la vie quotidienne, pour globaliser, mais pas à partir d’abstractions stabilisées par en haut, en surplomb.

Bernard Lavilliers a une belle chanson de 1980 intitulée Attention fragile. Il chante notamment :
« Je prendrai ma vie comme elle l'a laissée
Avec un sourire en coin, un secret
Afin d'accepter la tendresse
Que j'avais refusée sans cesse
Avec l'impression d'être fort
Le sommeil, c'est presque la mort. »
Lavilliers y lie la redécouverte de sa propre fragilité à celle de la tendresse contre le virilisme de la force propre aux conceptions encore dominantes de la masculinité dans nos sociétés. « Quand je titube au petit jour », ajoute-t-il dans un autre passage.
Troisième plan : la spiritualité y est démocratique et libertaire. Qu’est-ce à dire ? Dans un cadre démocratique, l’égalité et la participation de chacun à l’élaboration de solutions nécessairement provisoires sont idéalement posées au départ, bien que dans les faits l’inégalité et l’oligarchie dominent nos sociétés. C’est pourquoi il apparaît peu légitime que les réponses appartiennent à une « élite » supposée plus intelligente. Si l’intellectuel professionnel que je suis veut prendre vraiment au sérieux le double horizon idéal, à la fois démocratique et libertaire, d’autogouvernement de soi et d’autogouvernement des peuples, il ne peut pas proposer des solutions que les autres n’auraient plus qu’à adopter. Il peut tout au plus fournir un appui méthodologique dans la formulation des questions et des problèmes.
Il s’agit modestement de mettre à disposition des outillages susceptibles d’aider des individus et des groupes – ceux qui souhaitent s’en saisir – à bâtir leurs propres réponses. Cela désappointera ceux qui sont en quête de réponses simples, rassurantes et définitives, passant par de prétendus « penseurs providentiels ». N’est-il pas possible d’en terminer enfin avec les fantasmes du « philosophe-roi » hérité de Platon, régissant la cité comme les consciences individuelles ? C’est aussi une rupture avec les formes mercantiles dégradées du « philosophe-roi », avec le marché du « développement personnel », du spirituel en kit (à la Frédéric Lenoir) ou de la réponse philosophique en conserve (de Luc Ferry en André Comte-Sponville).
Quatrième plan : la perspective de constitution d’espaces trans-spirituels. Qu’est-ce que cela veut dire ? Des espaces d’échanges proprement spirituels entre spiritualités agnostiques, spiritualités athées et spiritualités musulmanes, juives, chrétiennes, bouddhistes, etc. Ces espaces pluralistes de tolérance et de dialogue seraient délimités aux croyants qui ne cherchent pas à imposer aux autres et à la cité leurs croyances et aux athées qui ne s’échinent pas vouloir montrer que les croyant sont des « aliénés » qu’il faudrait soigner. Ces espaces peuvent émerger d’en bas, notamment dans un cadre associatif local. J’en ai récemment rencontré un exemple dans un village d’Isère, Saint-Alban-de-Roche : l’association Philo et Partage (http://www.philoetpartage.fr/).
Ces espaces trans-spirituels pourraient être caractérisés comme laïcs au sens de l’esprit de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État. La laïcité ainsi formulée affirme en premier lieu la liberté de conscience, en garantissant le pluralisme des croyances et des incroyances dans le cadre de règles républicaines minimales partagées. C’est par exemple la conception ouverte de la laïcité défendue par Jean Jaurès lors des débats de 1905 contre ceux qui prônaient une laïcité de combat contre les religions. Ce qui est donc très différent des usages intégristes (ou laïcards) de la laïcité portés aujourd’hui à l’extrême droite, à droite et à gauche, principalement contre « l’islam » et « les musulmans ».
3 – Spiritualité agnostique (ou éthique de la fragilité) : cheminements à partir d’un polar de James Lee Burke

James Lee Burke est un des grands auteurs de polar américain actuel. Un de ses personnages récurrents est le flic de Louisiane Dave Robicheaux. Robicheaux est un ancien alcoolique passé par les alcooliques anonymes, retourné à la religion chrétienne et praticien de la lutte des classes. Le roman noir a souvent été une source d’inspiration pour moi : je renvoie à mon livre de 2013, Polars, philosophie et critique sociale (Editions Textuel). Je vais partir du dernier James Lee Burke traduit en français en 2016 (édition américaine : 2013) : Lumière du monde. Cette fois Robicheaux est en déplacement dans le Montana. Certains aspects du roman sont imprégnés de religiosité, à cause des croyances chrétiennes de Robicheaux. Mais on y trouve aussi le fil différent d’une spiritualité plus agnostique adossée à une éthique de la fragilité. D’ailleurs, dans la série des Robicheaux, les rapports à Dieu de ce dernier peuvent déjà être marqués par le doute et les fragilités, ne serait-ce qu’à cause des risques de retour de l’alcoolisme.
Sillonnons le roman à travers quelques citations pour nous en rendre compte et entamer un parcours exploratoire d’une variété de fragilités défaisant les prétentions à incarner un absolu, qu’il soit religieux ou laïc !
* Une part importante des fragilisations humaines renvoie au poids que fait peser la violence sociale des rapports de domination :
« Tu connais la différence entre les gens riches et les gens comme nous ? Ils établissent les règles, et nous pas. Ils baisent dans le ruisseau et se marient dans la haute, alors que le reste d'entre nous se contente de se faire baiser. »
* Il y a aussi de la fragilité dans le rapport à soi, le moi ne devant pas être considéré comme le nouvel absolu remplaçant les anciens absolus dans des sociétés modernes qui seraient devenues narcissiques. Le rapport à soi est aussi questionnement critique :
« Il n’est pas drôle de découvrir qu’on a été escroqué. C’est encore pire quand on découvre qu’on est soi-même l’escroc. »
* Même l’arrogance peut être vue comme une fragilité :
« Son QI, sa lecture des classiques, le fait qu’il ait étudié les gens et leurs faiblesses, lui donnaient une vertigineuse confiance en lui dans ses rapports avec autrui, mais le rendaient vulnérable. L’excès de confiance pouvait le mener à des ennuis avec les femmes. »
* Les fragilités humaines peuvent aussi être liées à la variété et au caractère aléatoire des circonstances que nous pouvons traverser, défaisant la suffisance des absolus. Intervient ici une interrogation sur la versatilité de la condition humaine pouvant nous faire tourner dans le sens du bien ou du mal :
« Ou se pouvait-il que, pour n’importe lequel d’entre nous, un vent noir pût faire tourner la girouette dans la mauvaise direction, remodelant nos existences et nous transformant en êtres que nous ne reconnaissons plus ? »
* La fragilité humaine a également à voir avec l’incertitude du sens. La quête du sens ne relève pas de la certitude, mais tâtonne dans un parcours cahoteux :
« Avec le temps qui passe, nous aimerions avoir le sentiment qu’il existe une réponse à tous nos problèmes, mais parfois il n’y en a pas. »
* Les fragilités humaines c’est aussi les bris de la totalité, la mise en cause de la prétention à maîtriser le tout :
« J’ai toujours fui ceux qui affirment détenir la vérité à propos du tout. »
* Il y a une insertion des fragilités humaines dans la vie ordinaire. Il y a alors également un héroïsme de la fragilité au cœur du quotidien le plus banal :
« Je suis persuadé que les vrais héros sont ceux qu’on ne remarque jamais. »
* Par ailleurs, il y a un « côté obscur de la force », une part sombre de la fragilité :
« Il fixait la luminosité sombre du lac, sa fatigue et son impuissance l’emportant visiblement sur tout espoir de sauver Felicity Louviere et les deux adolescentes. »
* Parfois « le côté obscur de la force » est si prégnant que le pessimisme submerge, ce poids du pessimisme est même un angle privilégié par le polar :
« En descendant dans le sous-sol, dans son odeur nauséabonde de sueur, d’urine et de souffrance humaine, j’ai compris que le sort en était jeté pour nous tous, et que lorsqu’on a affaire au démon, les spéculations ne sont pas d’une grande utilité. On essaie de privilégier les innocents et de punir les méchants, et on ne réussit bien ni l’un ni l’autre. Pour finir, on adopte les méthodes de nos adversaires, on les balaie de la surface de la terre, et on ne change rien. »

* Cependant, mêmes les meurtriers les plus extrêmes gardent un caractère humain qui les fragilise, ce que nous comprenons mal dans un premier temps quand nous les diabolisons :
« J’étais tenté de croire que Surrette était véritablement démoniaque, sans rien d’humain, et par conséquent invulnérable aux balles. Puis je me suis souvenu de son gilet pare-balles ; j’ai rechargé avec un clip de balles perforantes et recommencé à tirer. »
* On rencontre aussi dans le roman de James Le Burke la figure d’une ouverture humaine, donc fragile, sur la beauté du monde :
« Votre sourire, c’est la lumière du monde. »
La beauté n’est pas ici un absolu né d’une transcendance divine, mais émerge comme une caractéristique de la vie. En philosophie, on parle d’immanence (immanent, c’est résider dans, surgir de la vie), opposée traditionnellement à transcendance (ce qui englobe par avance par le haut, comme un Dieu).
* L’immanence, sous la forme de la luminosité générée par la vie, par en bas, plutôt que la transcendance prétendant l’englober par en haut, est susceptible de fulgurances. Deux passages l'expriment métaphoriquement :
a) La lumière vient du fond de la rivière et pourtant plane sur elle :
« Ce qu'il y a de plus étrange sur la rivière, c'est la qualité de la lumière. Elle ne vient pas d'en haut. Un éclat moussu d'un vert doré semble émaner des tables de rocs qui tapissent le fond de la rivière, et les truites qui sillonnent le rapide sont éclairées par derrière. »
b) La terre éclaire le ciel :
« Une lueur omniprésente venait de l’autre côté des montagnes. Elle était d’un bleu cobalt, et paraissait s’exhaler de la terre dans le ciel, plutôt que le contraire. »
Voilà pour cette traversée à la fois métaphorique et poétique d’un polar en ce qu’il exprime une spiritualité agnostique adossée à une éthique de la fragilité dans un contexte noir et gris, qui encadre les quelques lueurs utopiques dans ce genre littéraire et qui fait une de ses spécificités.
4 – Religions et émancipations : ambivalences
Il y a une forme d’athéisme qui stigmatise toute croyance religieuse comme « aliénation » de l’individu, et donc nécessairement opposée à tout processus d’émancipation. Je qualifierai, par la suite, cette forme d’athéisme de dogmatique, rejoignant d’une certaine façon les rapports les plus dogmatiques aux croyances religieuses, et se distinguant de formes d’athéisme tolérantes, d’agnosticisme tolérantes et de croyances religieuses tolérantes. Cet athéisme dogmatique, très présent historiquement dans les gauches, passe à côté des ambivalences des religions du point de vue de l’émancipation.

Qu’est-ce que critique le pionnier de l’anarchisme Pierre-Joseph Proudhon quand il critique les religions ? Leur valorisation de l’absolu. C’est l’opposé de ce que j’ai appelé une éthique de la fragilité. Cet absolu porte à adhérer à des dogmes intangibles et à des vérités révélées qui freinent le développement d’une autonomie individuelle à travers l’exercice par chacun de sa raison critique. Et, ce faisant, les religions en tant qu’axées sur des absolus sont soutenues par des institutions (des églises) qui valorisent l’obéissance, « l’adoration de l’autorité », écrit Proudhon dans son livre De la Justice dans la Révolution et dans l’Église (1858).
Dans cet ouvrage, Proudhon avance ainsi :
« Négliger l’absolu […] pour ne s’occuper que des rapports […] Qui nous délivrera des entités métaphysiques, des idées innées et du logos, de l’immortalité de l’âme et de l’Etre suprême ? Qui nous débarrassera de l’adoration de l’autorité ? »
C’est donc l’absolu qui préoccupe principalement Proudhon et non pas les religions qui n’en sont qu’une des incarnations.
Le penseur protestant Jacques Ellul va d’une certaine façon répondre indirectement à Proudhon dans son livre Anarchie et christianisme (1e éd. 1988, réédition en 1998 aux Editions de la Table Ronde ; voir aussi Jérôme Alexandre, « Anarchisme et christianisme : proximités inattendues », site de réflexions libertaires Grand Angle, 1er décembre 2016, http://www.grand-angle-libertaire.net/anarchisme-et-christianisme-proximites-inattendues/). Il reconnaît bien qu’il y a des formulations absolutistes dans les textes religieux et des usages absolutistes des croyances chrétiennes, mais il privilégie personnellement une interprétation différente, non absolutiste. Le rapport de Dieu aux hommes ne relèverait pas de la toute-puissance d’un absolu, mais d’une relation, une relation d’amour, comme Proudhon substitue à l’absolu des « rapports » :
« Or, quand le Dieu biblique crée l'homme, le second récit montre que ce qui caractérise cet homme, c'est aussi la parole. Et le rôle premier de l'homme, c'est d'être le répondant à l'amour de Dieu. »
Détachant la croyance religieuse de l’absolu, Ellul peut alors se définir comme chrétien et anarchiste dans une perspective faisant écho à Proudhon (sans le citer).

Le sociologue anarchiste Daniel Colson, dans un texte que l’on trouve sur internet et intitulé « L’anarchisme et les faits religieux » (4 avril 2016, site lundimatin, https://lundi.am/L-anarchisme-et-les-faits-religieux-Daniel-Colson) nous entraîne vers une piste complémentaire : celle d’une ambivalence des religions, entre absolus oppresseurs et fragilités humaines tâtonnant vers l’émancipation. Même dans les monothéismes centralisateurs, de la vie, de la pluralité et des désirs de liberté peuvent se faufiler. Il écrit :
« Parce qu’elles sont liées à l’expérience humaine les représentations religieuses ne manquent pas cependant - au cœur même des rapports de domination -, d’exprimer la révolte et la liberté, non seulement dans l’enchevêtrement archaïque des vieilles croyances magiques, mais aussi au cœur même des monothéismes les plus logiques, les plus ritualisés et les plus ordonnés. […] Expressions ambivalentes »
De ce point de vue, Colson s’intéresse à l’histoire du chiisme et à ses hérésies au sein de l’islam. On pourrait faire aussi référence aux travaux de Michael Löwy sur un « judaïsme libertaire » au début du XXe siècle en Europe ou aujourd’hui en Amérique Latine à la théologie de la libération au sein du catholicisme. Dans le même temps, les cadres religieux apparaissent sources d’oppression et canaux d’émancipations.
En niant cette ambivalence, en s’arc-boutant sur des absolus et des vérités révélées antireligieuses, un certain athéisme suit alors une voie dogmatique, qui ressemble aujourd’hui aux religions absolutistes qu’il prétend combattre. C’est vraisemblablement la forme d’athéisme la plus visible dans les écrits publics, mais nettement minoritaire par rapport aux athéismes ordinaires, que l’on rencontre dans la vie quotidienne, plus apaisés, souvent bien davantage tolérants vis-à-vis des croyances des uns et des autres.
En guise de conclusion
Avec les quatre angles de vue proposés, qui demeurent partiels, sur les rapports entre religions et émancipations, on a une vue plus nuancée de problèmes traités de manière trop souvent manichéenne à gauche. Les complications constituent un point de passage obligé de pensées critiques refusant les simplifications des slogans.