Quand j’ai appris par mon grand frère Yves Corcuff, le 20 septembre dernier, le décès, le 18 septembre, de Julos Beaucarne, j’ai voulu faire immédiatement un texte d’hommage. Et puis la rentrée universitaire, le travail, les engagements divers, la vie de famille… et me voilà à reprendre ce projet juste avant que 2022 n’advienne.
Notre « péril jeune »
Grâce à mon frère Yves, je découvre Julos Beaucarne au milieu des années 1970, puis, en arrivant en 1976 en Première au lycée de Bordeaux Bastide (devenu depuis François Mauriac), je partage cet enchantement avec mes amis Bruno Deluga et Christian Gasset, avec qui je créerai le groupe Rosa Luxemburg du Mouvement de la Jeunesse Socialiste du lycée. À l’époque, les socialistes professait « la rupture avec le capitalisme » et nous aimions crier dans les manifs « Une seule solution : la Révolution ! Un seul moyen : le programme commun ! » C’était les années post-68 où les imaginaires étaient particulièrement travaillées par des ouvertures utopiques, y compris dans la gauche traditionnelle. Dans Le péril jeune (1994), le cinéaste Cédric Klapisch en a décrit l’atmosphère avec justesse.
Cinq albums de Julos Beaucarne vont me marquer : Julos chante pour vous (1969)(1), Premières chansons (1971)(2), Front de libération des arbres fruitiers (1974)(3), Chandeleur septante cinq (1975)(4) et Les communiqués colombophiles (1976)(5).
Écolo-libertaire
L’époque était à la critique directement politique. En 1974, un court texte parlé, Je me souviens, nous interpelle :
« Je me souviens, j'avais dix ans, je dormais, Harold est venu frapper à la fenêtre, on ne lui aurait pas ouvert mais il insista. Maman lui ouvrit. Il raconta qu'une bombe extraordinaire venait de détruire une ville entière au Japon. »
Puis la chanson A vous mes beaux messieurs enchaîne avec comme refrain : « Que les nuages ne tuent pas les hommes. »
En 1975, Lettre à Kissinger rappelle le coup d’État militaire le 11 septembre 1973 au Chili et les responsabilités de l’impérialisme américain :
« J'veux te raconter, Kissinger, l'histoire d'un de mes amis
Son nom ne te dira rien, il était chanteur au Chili
Ça se passait dans un grand stade, on avait amené une table
Mon ami qui s'appelait Jara, fut amené tout près de là ».
En 1976, le texte parlé Léonid Plioutch se saisit du cas d’un célèbre dissident soviétique du moment (à l’époque des camarades de lycée du Mouvement de la Jeunesse Communiste expliquaient que « les dissidents étaient une invention de la CIA » !!!), en s’en prenant cette fois à l’oppression dans l’Est post-stalinien :
« Tu penseras à Léonid Plioutch, enfermé dans une prison à Kiev
Puis piqûré, blackboulé de service psychiatrique en service psychiatrique
Bétail humain à la merci des tendances perverses des sadiques de ce monde ».
Il ouvre alors nos consciences critiques sur un ailleurs politique :
« Tu penseras que ni l'Est ni l'Ouest ne te donnent contentement
Peut-être faut-il chercher plus verticalement ? »
Le « verticalement » interrogatif fait signe du côté d’une spiritualité non nécessairement religieuse, mais relançant les questionnements sur le sens et les valeurs de l’existence, dont une politique non desséchée aurait tant besoin. Cette quête spirituelle peut s’accompagner d’une ironie anticléricale dans Les communiqués colombophiles (1976) parlés :
« On nous prie en Haut Lieu de diffuser l'avis suivant :
Le Saint-Esprit descendra sur les chrétiens d'Écaussines demain à sept heures
[…]
Les curés doivent préparer avec minutie des langues en matière inflammable et les maintenir sur les têtes des chrétiens en attente
Toute église devra être munie d'un extincteur, le Saint-Esprit ne mesurant pas ses effets ».
Comme horizon alternatif, l’utopie écologiste montre le bout de son nez, par exemple dans Sans bruit (1974) avec son préambule parlé :
« Sans bruit sur le miroir des routes longues et calmes
La voiture électrique chasse l'air avec sa large palme
Tandis que dans le ciel s'élève une lente montgolfière
Et que des cyclotouristes batifolent par monts et par vaux
Une éolienne fait du courant tranquillettement avec du vent
Des réflecteurs paraboliques captent l'énergie solaire
L'eau chaude coule doucettement dans des tuyaux calorifugés
Vers des pièces d'eau où de lentes beautés glissent leur blancheur ».
Bien plus tard, en mai 2014, il se définira comme « anarchiste » :
« Anarchiste, je le suis jusque dans la moelle de mes os ! Anarchiste, selon moi ça veut dire proposer des pistes que les autres n’ont pas encore explorées et enfoncer des portes qui n’ont pas été encore ouvertes. C’est ce que je fais depuis cinquante ans maintenant. »(6)
Poétique de l’ordinaire
La politique propre au champ politique légitimement défini comme tel ne constitue qu’un îlot dans l’océan plus vaste de la vie ordinaire chez Julos. Ce qui permet de dessiner une politique élargie puisant ses racines dans le quotidien et s’exprimant dans une poétique de l’ordinaire.
« Je rêve de me taire et de passer mon temps à vous écouter vous raconter », lance-t-il dans Je rêve d’un concert (1974). « Les primevères ont fait leur apparition dans le bois de la Houssière/Le Front de Libération des Arbres Fruitiers revendique la responsabilité de cette manifestation de la vie », espiègle-t-il dans Les primevères (1974). Dans Entre toi et moi (1976), les possibilités amoureuses font aussi leur nid dans le quotidien :
« Entre toi et moi, si tu voulais, il y aurait quelque chose
Peut-être rien grand-chose, peut-être pas beaucoup
Peut-être un soleil sombrant dans les loin roses
Peut-être une pause dans cette vie de fous
Peut-être une pause dans cette vie de loups ».
À rebours de ces tendres plongées dans le cours quotidien de nos existences, l’intellectualisme dans son surplomb arrogant perd les sources sensibles de l’intelligible dans Les intellectuels fatigués (1976) :
« Intellectuels fatigués
En vous le manuel sommeille
Si vous chassez le naturel
L'autochtone à vélo l'ramène
Tactile, vous le serez un jour
Et vos idées tourneront court
À force de péter trop haut
Le cul prend la place du cerveau
À force de péter trop haut
Le cul prend la place du cerveau ».
L’ordinaire, c’est aussi le tragique. L’assassinat de sa compagne Loulou en février 1975 meurtrit l’album sorti la même année. Une Lettre ouverte parlée clôt l’album :
« Ma Loulou est partie pour le pays de l'envers du décor
Un homme lui a donné neuf coups de poignard dans sa peau douce
C'est la société qui est malade
Il nous faut la remettre d'aplomb et d'équerre par l'amour et l'amitié et la persuasion
C'est l'histoire de mon petit amour à moi arrêté sur le seuil de ses trente-trois ans
Ne perdons pas courage ni vous ni moi
Je vais continuer ma vie et mes voyages avec ce poids à porter en plus et mes deux chéris qui lui ressemblent ».
Se détache la transformation du tragique en une mélancolie demeurant, malgré tout, ouverte sur l’avenir de la Chanson pour Loulou :
« Je suis resté seul sur le pont
Avec mes deux p'tits moussaillons
Il paraît qu'on t'a vue passer
Dans les pays de l'autre côté
Il paraît qu'on t'a vue passer
Dans les pays de l'autre côté
Ceux qui l'ont dit en ont menti
Car quand le soir est doux ici
Je sens ton sourire qui revient
Et la caresse de ta main
Je sens ton sourire qui revient
Et la caresse de ta main ».
La tristesse, la joie, la mélancolie… la palette de nos sensibilités quotidiennes est poétisée par Julos en chansonnettes sans prétention, mais non sans portée pour notre raison sensible.
En 1971, le magnifique Le petit royaume trouve un point de rencontre inédit entre le quotidien et l’utopique. L’utopique y est transcendé par le quotidien et le quotidien y est transcendé par l’utopique :
« Même si notre histoire
Paraît dérisoire
Dans le temps qui fuit
Même si elle est vaine
Cette course humaine
Vers quoi et vers qui
Ce petit royaume
Sans majordome
C'est chez lui
Jamais à la traîne
Viens si le vent t'amène
J'ai du Frascati ».
Le prosaïque noué à l’auto-ironie interrogatrice (« dérisoire », « vaine ») casse par avance les prétentions absolutistes de certaines cathédrales utopiques.
Enfin, dans ce parcours, bien partiel et parcellaire, il nous faut remonter à l’album de 1969 pour signaler une perle : la mise en musique d’un poème de Victor Hugo écrit en 1831 et publié dans Les contemplations (1856). Il s’agit de Vieille chanson du jeune temps rebaptisée par Julos Je ne songeais pas à Rose. Au début ?
« J'étais froid comme les marbres ;
Je marchais à pas distraits ;
Je parlais des fleurs, des arbres
Son œil semblait dire : "Après ? " »
Et à la fin ?
« Je ne vis qu'elle était belle
Qu'en sortant des grands bois sourds.
"Soit ; n'y pensons plus !" dit-elle.
Depuis, j'y pense toujours. »
La vie ordinaire est aussi faite de décalages temporels et de malentendus empêchant les promesses de prendre leur envol.
Les « années frics » et la persistance chansonnante de l’ailleurs
Puis vinrent les années 1980, « les années frics », où les élites politiques, technocratiques, économiques et médiatiques, en particulier à gauche, se convertirent largement au néolibéralisme économique, avec sa mythologie du marché tout-puissant et l’éloge des « gagnants » à la manière de Bernard Tapie. Le « macronisme » actuel en constitue l’héritage détaché de la gauche. Les chansons de Julos et de bien d’autres (François Béranger, Yvan Dautin, Gilbert Laffaille…) sont apparues tout d’un coup si lointaines et cependant si désirables…
Pourtant les rêves d’ailleurs persistèrent dans la chansonnette, y compris dans une variétoche des années 1980 inscrite dans des circuits davantage commerciaux, avec les Alain Souchon, Michel Berger et France Gall, Jean-Jacques Goldman… Dans son livre La décennie, l’historien des idées François Cusset a bien raison de parler du « grand cauchemar des années 1980 »(7). Cependant il a tort de déduire de la conversion des élites au néolibéralisme économique une hégémonie néolibérale sur l’ensemble de la société. Et il a tort de mépriser, dans un geste courant dans les milieux intellectuels, les cultures populaires de masse comme la chanson en en faisant de simples sous-produits de l’ajustement culturel aux logiques sociales dominantes. Le vidéaste web Usul et Rémi Lietchi, bien que critiques radicaux du néolibéralisme économique, sont plus lucides et nuancés dans leur réévaluation des chansons des années 1980(8) :
Les chansonnettes ont continué et continuent à exprimer des décalages critiques, utopiques et mélancoliques vis-à-vis des tendances déshumanisantes et destructrices pour la planète du monde tel qu’il va. Merci Julos !
Notes :
(1) Écoute gratuite des chansons de Julos chante pour vous (1969) sur https://flowlez.com/de/albums/julos-chante-pour-vous-71961/.
(2) Écoute gratuite des chansons de Premières chansons (1971) sur https://flowlez.com/fr/albums/premieres-chansons-71969/.
(3) Écoute gratuite des chansons de Front de libération des arbres fruitiers (1974) sur https://flowlez.com/fr/albums/front-de-liberation-des-arbres-fruitiers-71925/.
(4) Écoute gratuite des chansons de Chandeleur septante cinq (1975) sur https://flowlez.com/fr/albums/chandeleur-septante-cinq-71933/.
(5) Écoute gratuite des chansons de Les Communiqués colombophiles (1976) sur https://flowlez.com/fr/albums/les-communiques-colombophiles-71996/.
(6) Dans « Julos Beaucarne en concert à Créquy pour la fête des Coquelicots », La Voix du Nord, 6 mai 2014.
(7) François Cusset, La décennie. Le grand cauchemar des années 1980, La Découverte, 2006.
(8) Usul et Rémi Lietchi, « Les années 80 en chansons (Gall, Berger, Balavoine…) », chronique « Ouvrez les guillemets #15 », Mediapart, 15 janvier 2018.
