Avec sa condamnation à 5 ans d’inégibilité avec exécution provisoire dans l’affaire des assistants RN au Parlement européen, Marine Le Pen a vu, le 31 mars « la guillotine » qu’elle redoutait tant lui couper sa tête politique. Elle ne pourra pas être candidate à l’élection présidentielle de 2027, sauf si le procès en appel intervient avant – la Cour d’appel envisage un procès en fin d’année avec une décision avant l’été 2026 - et qu’il la déclare innocente, ce qui est peu probable et lève l’exécution provisoire, ce qui possible.
En attendant, pour celle qui a construit sa vie politique et même sa vie tout court sur cette échéance dont tout indique qu’elle pourrait en sortir gagnante, c’est en effet un arrêt de mort.
D’ailleurs, la violence des réactions dès l’annonce de ce verdict – une justice politique, une atteinte à la démocratie, une volonté de priver les électeurs nationalistes de pouvoir exprimer leur choix – est à la hauteur de l’onde de choc.
Et pourtant, si on analyse cette sentence de manière froide, en faisant abstraction de toute émotion et de réaction impulsive, on ne peut que conclure que ce coup d’arrêt est l’aboutissement logique d’un long processus, que Marine Le Pen et le RN ne sont victimes que d’un redoutable effet boomerang qu’ils ont initié et que c’est une consolidation de la démocratie. Bref, tout l’argumentaire de la « cheffe », de ses soutiens et même des autres politiques qui dénoncent l’inégibilité et surtout l’exécution provisoire est faux, archifaux.
Comme raconté dans un précédent billet https://blogs.mediapart.fr/philippe-dupuis-rollandin/blog/261124/proces-des-assistants-parlementaires-du-rn-chassez-le-naturel, tout a commencé au début des années 80 avec l’éclatement de l’affaire Urba-Gracco, ce système de financement du PS qui éclabousse la gauche morale qui ne cessait de dénoncer les turpitudes et les corruptions des partis de droite. Depuis plusieurs années, Jean-Marie Le Pen – qui commence alors son irrésistible ascension - martèle tous les jours à propos des partis politiques : « Tous pourris », « nous, tête haute, mains propres ». Dans un climat de défiance à l’égard des politiques, le message passe. Et l’affaire Urba est une aubaine pour le leader frontiste.
Après avoir tenté la malencontreuse loi d’amnistie, le gouvernement Rocard propose aux partis politiques, un deal. En échange d’un financement public des partis politiques – une subvention par élu et par voix -, ceux-ci s’engagent à ne plus recourir à des pratiques douteuses.
C’est ainsi que s’engage un long processus de « transparence et de moralisation de la vie politique » marqué au fil du temps par des lois de plus en plus sévères à chaque fois qu’une affaire éclate. La dernière étape de cette longue marche date de 2016. Après l’affaire Cahuzac, une loi dite Sapin II, du nom du ministre de l’économie, introduit dans le code pénal « la peine d’inégibilité automatique pour les élus reconnus coupables de détournement de fonds publics ». L’exécution provisoire est une option laissée à l’appréciation des juges pour risque de trouble à l’ordre public.
Les politiques qui dénoncent aujourd’hui l’automaticité de l’inégibilité devraient se souvenir que ce sont eux qui l’ont votée. Les juges ne l’ont pas inventée.
L’indépendance de la justice et sa capacité à sanctionner de manière égale, les citoyens lambda et les élites, les délinquants de droit commun et les délinquants en col blanc qu’ils soient dans le monde économique ou politique sont un marqueur de la démocratie libérale.
Comme le dit le procureur François Molins, « les politiques proclament leur attachement à l’indépendance de la justice mais dès que celle-ci les touche de trop près, ce n’est plus la même chose ».
Les politiques, surtout de droite, ne cessent de dénoncer le laxisme de la justice, de vouloir renforcer l’arsenal répressif avec des peines planchers, des condamnations sans remise de peine, envoyer tous les délinquants – même les mineurs – en prison au premier délit. Mais, cette sévérité doit s’arrêter à leur porte. L’exécution provisoire est une norme parfaitement admise dans le droit commun. Il n’est pas rare qu’un jugement de première instance s’accompagne d’un mandat de dépôt, c’est-à-dire d’une incarcération immédiate en attente d’un procès en appel. Pourquoi, les politiques passeraient-ils sous les radars de cette disposition ? Si elle est injuste, il faut la supprimer pour tout le monde. Les politiques qui veulent en exonérer seulement les politiques devront expliquer pourquoi cette différence de traitement.
D’une certaine façon, ce jugement est l’expression aboutie de ce chemin vers l’égalité face à la justice et vers la probité. Les politiques, pour se racheter auprès de l’opinion, ont voulu montrer qu’ils savaient laver plus blanc que blanc et ont demandé à la justice de mettre en route la machine à laver le linge sale. Les juges remplissent cette mission depuis des années – les sanctions pleuvent sur les politiques - et avec l’affaire du RN, ils sont allés au bout de cette logique, tambour battant si on peut dire. Cela tombe sur Marine Le Pen mais elle ne peut s’en prendre qu’à elle-même.
Elle est en effet la plus mal placée pour dénoncer un coup de force démocratique qui l’empêchera de se présenter à la présidentielle, ce qui privera ses 11 millions d’électeurs de leur choix.
En 2004, lorsque Alain Juppé est condamné à 10 ans d’inégibilité dans l’affaire des emplois fictifs de la Mairie de Paris – une affaire rigoureusement identique à celle des assistants parlementaires du RN -, elle exulte et n’a pas de mots assez durs pour dénoncer la culture de la corruption et de l’impunité des politiques. Le fait que cette inégibilité empêche Juppé, favori des sondages et héritier naturel de Chirac, de se présenter à la présidentielle de 2007 - ce qui privera les électeurs du RPR d’exprimer leur choix - ne l’émeut pas particulièrement. Mais, ce retrait obligé de Juppé ouvrira la voie à Nicolas Sarkozy…. Comme le sien ouvre la voie à Bardella qui, par les hasards patronymiques, fait un excellent plan B… Non, les électeurs du RN ne seront pas orphelins. Ils pourront s’exprimer.
Et si c’était cela – constater qu’elle n’est pas irremplaçable, que le RN, comme la nature a horreur du vide, et a la capacité à le combler - qui faisait le plus mal à la Marine ?
Et ce n’est pas tout. En 2013, dans une sortie populiste remarquée, elle demande une inégibilité à vie pour les politiques coupables d’enfreindre les lois financières….
Heureusement pour elle, l’interdiction de candidater à perpétuité n’a pas été retenue mais toutes ces lois visant à réhabiliter les politiques auprès de l’opinion en les forçant à s’acheter une conduite sont un écho et une réponse à cette demande de blanchiment du RN.
Lorsqu’elle reprend ce système d’emplois fictifs- il avait été créé par son père – et le consolide au Parlement de Strasbourg, elle sait donc très bien à quoi elle s’expose.
Politiquement responsable, juridiquement coupable, moralement inexcusable, Marine Le Pen est victime d’un effet boomerang.
Mais, le plus important est que ce jugement intervient dans un contexte particulier, celui de la montée de l’illibéralisme dans le monde et en Europe - dont l’expression la plus violente et la plus spectaculaire est l’élection de Donald Trump – qui percute et met en danger les démocraties.
L’illibéralisme est l’appellation politiquement correct du populisme. Un des points centraux de l’idéologie populiste est que rien ne doit s’opposer à la volonté du peuple dont Trump, Orban, Meloni, Poutine, Millei, Vance et quelques autres du même acabit, s’autoproclament porteur.
Cette volonté du peuple, pour qu’elle s’épanouisse, doit écraser et faire disparaitre les contre-pouvoirs. Et le premier des contre-pouvoirs est évidemment la justice - civile, pénale, même et surtout constitutionnelle - qui est une entrave, selon eux, à l’expression populaire mais qui en réalité est un frein à leurs dérives démagogiques et autoritaristes. C’est justement le rôle d’une justice indépendante et libre que d’être la clé de voute de la démocratie.
« Un coup de force démocratique » a commenté Jordan Bardella à l’énoncé du verdict. En bloquant Marine Le Pen, la justice s’opposerait à la volonté populaire. Du pur populisme.
« L’internationale réactionnaire » comme l’a qualifié le Président de la République a fait jouer les grands orgues pour sortir la Marine de l’eau. Poutine a donné des leçons de démocratie à la France, Vance a fait un résumé de son discours de Munich, Musk a mis en cause « la gauche radicale » et Orban a tweeté « Je suis Marine », ce qui revient à comparer le sort de Le Pen aux victimes de l’attaque terroriste contre Charlie Hebdo. Peut-on faire plus indécent ?
Si ces réactions étaient isolées, on pourrait ne pas s’y arrêter. Mais, cette musique populiste monte dangereusement et se transforme en musique symphonique qui se joue en stéréo sur les continents américains et européens.
Les démocraties libérales fondées sur la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice mais aussi des médias, de la recherche, des universités sont de plus en plus encerclées et menacées. Dans ses premières déclarations, Marine Le Pen a explosé toute sa stratégie de dédiabolisation pour revenir aux origines, à l’ADN pourrait-on dire, du Front national. Cette condamnation a été, selon elle, orchestrée par « le système » c’est-à-dire tout à la fois le gouvernement, le président de la République, les partis politiques et évidemment la justice qui n’est que l’instrument de ce complot contre elle et contre la volonté du peuple. On est là au cœur de la rhétorique illibérale et cette petite musique – amplifiée par Trump - se répand et menace les démocraties européennes.
Il est de plus en plus impératif et urgent d’organiser la résistance.
C’est en ce sens que le jugement du procès RN-Le Pen est historique. C’est à la fois une étape et un symbole de cette opposition entre démocratie libérale et dérive illibérale. Qu’il se déroule dans le pays des droits de l’Homme et de la Révolution lui donne un retentissement mondial.
Ce jugement a, en effet, une dimension politique mais ce n’est pas celle que croient les populistes.
Fondé sur un dossier juridique solide, il rappelle que la démocratie – la vraie -repose sur des règles de droit, une morale publique, encadrée par des lois dont une justice indépendante est le gardien.
Marine Le Pen se voyait élue malgré ses infractions à la loi, comme Trump, élu malgré 96 chefs d’inculpation dont la liste est une sorte d’inventaire à la Prévert de tout ce qu’un politique peut commettre de crimes et délits, y compris l’invasion du Capitole, l’équivalent du Palais Bourbon.
Ce que la justice américaine n’a pas été capable de faire avec Trump, la justice française l’a fait avec Le Pen. Les populistes qui se croyaient portés par un irrésistible vent de l’Histoire se prennent un violent coup d’arrêt sur la tête.
Il faut en effet comprendre que l’on est en ce moment dans un match – pour ne pas dire une guerre – entre la démocratie et l’illibéralisme. Et dans ce match, avec ce procès, le résultat est : démocratie 1, illibéralisme 0. Rendez-vous au match retour….
Avec ce jugement, d’une certaine façon, les 3 juges du tribunal de Paris endossent le rôle d’Astérix, le petit gaulois qui résiste à l’envahisseur illibéral.