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Billet de blog 7 mars 2025

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Défense européenne : Merci Donald ?

Et si, le 28 février, par ses outrances – humiliation de Zelensky, renversement des alliances au profit de la Russie - le Président américain avait rendu service à l’Europe ? L’électrochoc de cette séquence a réveillé les consciences. En quelques jours, l’Europe de la défense a plus progressé qu’en 8 ans sous l’impulsion d’Emmanuel Macron.

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Depuis que l’Histoire se fait à la télévision, il y a, dans la mémoire et la conscience collectives des nations, des dates-balises parce que les images retransmises témoignent de grands événements marquant une rupture et provoquant - lorsqu’ils sont tragiques - un traumatisme.

Longtemps, les Américains se sont souvenus où ils étaient et ce qu’ils faisaient le 22 novembre 1963, le jour de l’assassinat de Kennedy. Les images de Jackie récupérant le crane de son mari sur le coffre de la limousine étaient indélébiles dans leur mémoire. Le temps et les générations sont passés. Le souvenir du Président assassiné s’est effacé au profit du 9 septembre 2001, jour de l’attentat contre les Twin Tower de New York. Les images des tours jumelles s’effondrant comme un château de cartes sont imprimées dans toutes les mémoires américaines et chacun se souvient de ce qu’il faisait et où il était ce jour-là.

En France aussi, il y a des dates-balises, comme le 10 mai 1981. Au moins deux générations de Français se souviennent de qu’ils faisaient et où ils étaient le jour de l’élection de François Mitterrand marquant la première alternance sous la Ve République. Le temps a passé et c’est maintenant le 7 janvier 2015, jour de l’attentat contre Charlie Hebdo et le 13 novembre de la même année, jour de l’attentat au Stade de France, sur les terrasses des Xe et XIe arrondissements de Paris et plus encore contre le Bataclan qui sont dans la rétine des Français. Chacun se souvient où il était et ce qu’il faisait ces deux jours-là.

Il y a aussi des dates-balises pour le monde entier ou pour une grande partie. Le 9 novembre 1989 entre dans cette catégorie. Les images des premiers coups de pioche dans le Mur de Berlin et des premières petites Trabant passant de l’Est à l’Ouest sont dans la mémoire collective et des millions de gens se souviennent où ils étaient et ce qu’ils faisaient ce jour-là.

Tout laisse à penser que le 28 février 2025 aura ce statut de date balise pour le monde entier ou, au moins, pour l’Occident. Chacun se souviendra où il était et ce qu’il faisait ce jour-là entre 13h30 et 14h00, heure de Washington et 19h30 et 20h00, heure d’Europe, au moment où Donald Trump, avec à ses côtés JD Vance, humilie Volodymyr Zelensky et acte le renversement d’alliance de l’Amérique basculant du camp occidental dans le camp russe, provoquant ainsi un chaos mondial sur les plans stratégique, économique, politique et même moral.

Cette alliance avec Poutine - marquant l’éclatement de l’Occident et de l’ordre mondial né après la seconde guerre mondiale - fait peser une menace d’affrontement pour ne pas dire de guerre mondiale.

Et pourtant. Cela peut passer pour une provocation mais il y a des aspects positifs dans cette séquence historique.

« Ces belles images de télévision » comme l’a commenté Trump, manifestement satisfait de son show, ont provoqué un électrochoc qui en 30 minutes chrono a plus fait pour la défense européenne que les 8 années d’effort, d’engagement et de passion d’Emmanuel Macron qui, de son discours à la Sorbonne de 2017 jusqu’à celui de 2024 en passant par d’innombrables conseils européens et rencontres bi-tri-quadri latérales, n’a cessé de vouloir faire avancer l’autonomie de l’Europe en matière de défense.

Comme cela a été raconté dans un précédent blog, https://blogs.mediapart.fr/philippe-dupuis-rollandin/blog/240225/otan-en-emporte-le-vent-l-europe-dans-tous-ses-etats  l’Europe de la défense est un échec depuis l’origine de l’Europe et même avant, avec la CED rejetée en 1954 par la France. Depuis sa première élection en 2017, le Président plaide donc pour une Europe puissance politique, économique, industrielle et militaire, autonome pour sa défense et en capacité de réagir en cas de menace. En vain.

Or, à quel spectacle assiste-t-on depuis ce fameux 28 février ? A une révolution copernicienne inimaginable. Tétanisée par cette trahison américaine, l’Europe, tel un lapin pris dans les phares du char trumpiste, se réveille et se mobilise.

La Commission européenne élabore de toute urgence un plan de réarmement des pays européens de 800 milliards d’€ dont 150 de prêts aux pays et 650 par augmentation des budgets militaires des Etats qui pourront les financer parce que les critères de Maastricht sont suspendus comme au moment du Covid. C’est open bar pour les dépenses militaires.
Pour important qu’il soit, ce plan – adopté à l’unanimité lors du Conseil européen exceptionnel du 6 mars – n’est pas constitutif d’une Europe de la défense. C’est un point de départ. Les Etats-membres vont se muscler en se réarmant. Mais il leur reste à coordonner leur politique, à créer une structure de pilotage partagé, définir des stratégies et des règles d’engagement, sur le modèle de l’OTAN. Et là, ce n’est pas gagné. Il faudra des années pour toucher au but.

Reste que le sursaut est majeur et doit être salué.

Mais il y a mieux encore avec l’Allemagne et l’Angleterre.

La première jette par-dessus bord tous ses dogmes stratégiques et économiques. A peine élu et pas encore installé à la Chancellerie, Friedrich Merz en est à supplier – et pas seulement à demander – à la France d’étendre son parapluie nucléaire à toute l’Europe pour se substituer à l’américain dont il acte la fermeture. Et ce n’est pas tout. En pleine négociation pour constituer une coalition, la CDU et le SPD annoncent un projet de renforcement de l’armée allemande de plusieurs centaines de milliards d’€uros. Cet effort sera fait « quoi qu’il en coûte » a précisé le futur-nouveau chancelier, reprenant la formule de Mario Draghi, président de la BCE lors de la crise financière de 2008 et d’Emmanuel Macron pendant le Covid.

Ainsi, en même temps qu’elle s’autonomise des Etats-Unis, l’Allemagne abandonne le dogme de la rigueur budgétaire, y compris en réformant la règle « du frein à l’endettement », cette disposition de la constitution allemande qui interdit de dépasser 0,3% de déficit budgétaire au nom de laquelle la Cour constitutionnelle de Karlsruhe avait retoqué, en 2024 la création d’un fond d’à peine 100 milliards d’€ pour la défense que le gouvernement Scholz voulait créer. Si ce n’est pas une révolution, qu’est-ce qu’est ?

Et que dire de l’Angleterre qui rompt son lien de dépendance avec l’Amérique, au point d’envisager un accord stratégique avec la France, l’autre puissance nucléaire de l’Europe ? Les Britanniques semblent être plus européens que lorsqu’ils étaient dans l’UE.

La semaine dernière, dans une conférence de presse, Mette Frederiksen, la première ministre du Danemark, paniquée par la menace de Trump de s’emparer du Groenland, a annoncé une considérable augmentation du budget de l’armée qui sera financée notamment par le passage de l’âge de la retraite à…70 ans. Elle a aussi exhorté le chef des armées danoises présent à ses côtés : « achetez, achetez », comme si elle s’adressait à une fashion victime, le jour de l’ouverture des soldes.

Même dans ses rêves les plus fous, Emmanuel Macron n’a sans doute jamais imaginé un tel bouleversement.

Certes, il y a comme toujours loin de la coupe aux lèvres. Il sera long le chemin à parcourir pour parvenir à une véritable défense européenne, tant les mutations économiques, stratégiques, industrielles et politiques que cela implique sont lourdes et complexes. La route est semée d’embûches, sans parler que le dilemme entre Europe de la défense et défense de l’Europe n’est pas tranché.

Mais, avant même de savoir si à la fin de l’histoire, l’Europe aura conquis son autonomie stratégique, le Président français peut remercier son délirant homologue yankee pour avoir provoqué cet électrochoc.

D’autant plus qu’il y a d’autres effets collatéraux positifs.

Le premier est de mettre dans l’embarras les partis populistes d’Europe. Ceux-là mêmes qui se pâmaient et se revendiquaient de Trump, ceux-là mêmes qui étaient à son intronisation, et au grand rassemblement Maga en février, ceux-là mêmes qui ont applaudi au discours de JD Vance, dénonçant l’Europe et ses valeurs démocratiques, ne savent plus où ils habitent depuis le 28 février.

Ces partis populistes sont pris en étau entre leur idéologie ilibérale et leur statut de partis européens. Comment peuvent-ils approuver un tel renversement d’alliance, soutenir que l’Ukraine est à l’origine de la guerre, accepter la rupture du lien transatlantique ? Ils sont aussi coincés par rapport à l’Europe. Leur positionnement nationaliste et souverainiste les pousse à refuser le renforcement de l’Europe puisque leur idéologie est que chacun doit défendre ses frontières. Mais, dans le contexte actuel, une telle approche est-elle tenable ?

Au bout du bout de ces contradictions, on trouve Georgia Meloni. En tant que cheffe du gouvernement italien, elle navigue entre son orientation trumpiste et sa solidarité européenne. Pour sortir de cette nasse, elle a proposé de jouer le go-between entre les Européens et le Président américain, arguant de sa proximité idéologique avec le locataire de la Maison-Blanche. Mais les « grands parrains » de l’Europe, Emmanuel Macron et Keir Starmer, le premier ministre britannique, ne sont pas tombés dans le piège. Il ne manquerait plus que ce soit une copie de Trump qui négocie avec l’original et qui, accessoirement, leur vole la vedette.

Cette ambivalence est une pierre dans le jardin de tous les partis populistes, à commencer par le RN. Après avoir fini par rompre avec Poutine et reconnaitre qu’il était responsable de la guerre, il est difficile pour Marine Le Pen d’applaudir le lâchage de Trump. Depuis le 28 février, le RN était plutôt aux abonnés absents. Mais il lui a bien fallu s’exprimer lors du débat à l’Assemblée nationale. Le discours de la Marine reflétait cet embarras. Evoquant à peine la situation de l’Ukraine, elle s’est concentrée sur l’Europe, rappelant son hostilité au développement d’une armée européenne et plus encore « au partage » de la dissuasion nucléaire, créant ainsi une diversion en ouvrant un débat qui n’a pas lieu d’être.

Elle sait très bien qu’il ne s’agit pas de « partager » l’arme nucléaire et encore moins la dissuasion mais de réfléchir à la notion « des intérêts vitaux » de la France. Non, le PC Jupiter dans les sous-sols de l’Elysée, d’où le Président de la République pourrait déclencher le feu nucléaire ne sera pas transporté au Berlaymont, le siège de la commission européenne à Bruxelles et Ursula Von der Leyen ne recevra pas les codes des forces nucléaires françaises.

Tout cela restera entre les mains du Président de la République ou de la Présidente de la République, si elle-même devait, par malheur, être élue. Et c’est une question angoissante. Si elle devait déclencher le feu nucléaire, vers quelle cible seraient orientés les missiles ? Moscou ou Kiev ?

Que ferait aujourd’hui Marine Le Pen si elle avait été élue en 2022 ? Il y a gros à parier que comme son « ami », le hongrois Orban, elle s’opposerait à tout soutien à l’Ukraine et que le parapluie nucléaire ne serait pas déployé sur l’Europe parce qu’elle ne serait pas considérée comme faisant partie des intérêts vitaux du pays.

Bref, l’Europe serait démunie et sans défense.

Elle ne pourra pas esquiver cette question en 2027. Ce sera l’heure de vérité.

L’autre effet collatéral positif du choc Trump concerne la politique intérieure. Dans cette histoire, la France retrouve une forme de stabilité politique qu’elle avait perdue depuis la dissolution l’an dernier. En effet, dans le contexte de crise mondiale, les partis dits de gouvernement – les LR et surtout le PS – ne voteront pas une motion de censure qui pourrait être présentée par le RN ou LFI. Ce serait le dernier degré de l’irresponsabilité.

Surtout qu’à gauche, les foucades de Trump ont planté le dernier clou sur le cercueil de feu le NFP. Les Insoumis soutiennent Poutine et donc maintenant Trump et refusent toute augmentation des dépenses militaires et toute intégration européenne. Après le 7 octobre, les positions pro-hamas, l’islamo-gauchisme, cette dernière sortie de Mélenchon est la goutte d’eau. Au mois de janvier, les socialistes étaient divisés sur le fait de voter ou non la censure contre le gouvernement. Cette fois, il n’y a pas de débat. Bayrou a gagné. Son bail à Matignon est stabilisé, au moins pour un certain temps.

Ces aspects positifs du 28 février n’annulent pas l’incertitude et les risques immédiats pour l’Ukraine, désormais privée de l’aide militaire américaine qu’à court terme, l’Europe ne peut pas compenser. Les jours, les semaines, les mois à venir sont à hauts risques.

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