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Billet de blog 9 février 2024

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Santé : La grande illusion du ticket modérateur

Le gouvernement a finalement décidé de doubler les franchises médicales dans le but de responsabiliser les patients, considérés comme des consommateurs. Mais la santé n’est pas une consommation, c’est une dépense contrainte et prescrite. Le ticket modérateur responsabilisant est un contresens historique. La santé est une économie de l’offre et non de la demande. Explications.

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Après quelques hésitations, le gouvernement a décidé de doubler les franchises médicales qui devraient être mises en place le 1er mars.

C’est Bruno Le Maire qui a lancé le débat au cours de l’été dernier. L’objectif, pour 2024, est d’économiser 800 millions d’€ sur un budget de 247,5 milliards d’€ et par rapport à un déficit prévisionnel de 7 milliards d’€. L’argument du ministre de l’Economie est de « responsabiliser le patient ». L’idée est que si l’assuré-patient doit supporter une partie des dépenses pour sa santé, il réduira sa consommation.

Le locataire de Bercy n’a rien inventé. En effet, cette idée est aussi vieille que la Sécurité sociale et même plus. Le ticket modérateur apparait en 1908 à l’initiative des mutuelles. Il s’agit alors d’un carnet de tickets que les adhérents achètent et remettent au médecin lors d’une consultation. Le but est - déjà - qu'en les faisant contribuer par ce ticket à leurs dépenses de santé, les cotisants modèreront leur « consommation » de soins. D’où le nom de ticket modérateur.

Le concept est repris en 1928 avec la loi créant les assurances sociales – ancêtres de la Sécurité sociale – et il sera inscrit dans les fameuses Ordonnances Laroque de 1945 la créant.

C’est ainsi que la plus grande conquête sociale du XXe siècle ne prend pas en charge l’intégralité des dépenses de santé.

L’idée s’est imposée comme une évidence mais l’ironie ou l’étrangeté est que sa pertinence n’a jamais été évaluée.

Sans débat, ni analyse, le concept s’enracine. En 1967, la Sécurité sociale connait sa première grande crise financière, provoquée notamment par une explosion des dépenses de santé, résultant à la fois de l’élargissement du nombre de bénéficiaires de l’assurance-maladie, de l’augmentation du niveau des remboursements et de l’explosion des coûts de santé dû aux progrès des technologies médicales et chirurgicales. Les syndicats de salariés et le patronat - qui gèrent la Sécurité sociale dans le cadre du paritarisme - sont dépassés. L’Etat reprend la main et réforme profondément le système en créant les 3 caisses nationales - Maladie (CNAM), Vieillesse (CNAV), Familles (CNAF) - administrées par un conseil d’administration paritaire mais dirigées par un directeur nommé par l’Etat. C’est la première étape vers l’étatisation du système.

Au milieu de ce grand chambardement, une petite disposition passe alors inaperçue : la création d’un « ticket modérateur d’ordre public (TMOP) » qui instaure un reste à charge non remboursable par les mutuelles - une sorte de franchise avant l’heure – alors que le ticket modérateur est justement la part remboursée par les mutuelles. Ce reste à charge incompressible devrait « responsabiliser » l’assuré.

Ce super ticket modérateur restera lettre morte jusqu’en 1978. Cette année-là, la branche maladie de la Sécurité sociale est de nouveau en péril. A l’origine de cette situation, la généralisation de l’assurance-maladie – 100% de la population est désormais couverte par la Sécurité sociale – et l’arrivée à son apogée de la modernisation du système hospitalier engagée en 1958. Avec ses 29 CHR-CHU, ses Centres hospitaliers généraux qui tapissent le paysage urbain et rural du pays et ses médecins qui sortent par milliers des facultés de médecine, la France a alors le système de santé le plus dense et le plus moderne du monde.

Mais il faut modérer les dépenses de santé. C’est alors que Simone Veil, ministre de la Santé, exhume le ticket modérateur d’ordre public et entend en faire une arme de dissuasion massive contre la consommation médicale.

La puissante Fédération nationale de la Mutualité Française y voit une mise en cause existentielle des mutuelles. Si celles-ci ne peuvent plus rembourser la totalité de la part des dépenses maladie, non prises en charge par la Sécurité sociale, c’est leur essence même qui est attaquée.

Elle organise la contre-attaque. En ce temps-là, il n’y a pas les réseaux sociaux, ni les chaînes d’info en continu mais il reste les bonnes vieilles manifestations qui, avec le soutien des syndicats et des partis de gauche, sont un succès et surtout la FNMF lance une campagne de « cartes postales ». Elle demande à ses adhérents d’envoyer à l’Elysée, des cartes dénonçant ce projet de TMOP. Ces cartes feront un carton et même beaucoup de cartons. Plusieurs centaines de milliers – plus d’un million se vantera même la FNMF – arriveront au 55 rue Faubourg Saint Honoré Paris 8e.

La polémique enfle et devient embarrassante pour le gouvernement. En 1980, l’élection présidentielle se profile avec une gauche qui a le vent en poupe, un Président en perte de vitesse et empêtré dans l’affaire des diamants de Bokassa. Valery Giscard d’Estaing comprend que ce maudit ticket a dépassé sa limite de validité. C’est ainsi que Jacques Barrot qui a succédé à Simone Veil - partie présidée le Parlement européen – avenue de Ségur annonce le retrait du projet.

Le TMOP sera aboli par une loi de juin 1981 par la majorité de gauche, élue dans la foulée de l’élection de François Mitterrand. Celui-ci devait bien ce petit renvoi d’ascenseur à un mouvement mutualiste qui l’avait tant soutenu.

Fin de partie pour le TMOP mais le ticket modérateur classique est toujours vivant et il va même connaitre ses années de gloire si on peut dire.

A partir des années 81-82, on entre dans le cycle des déficits et de l’endettement. « Le trou de la Sécu » devient un marronnier. Chaque année, il faut le combler. Chaque année, le gouvernement – quelle que soit sa couleur – annonce un plan de résorption mais rien n’y fait. Tel un diable, le déficit ressort toujours de sa boite.

Ces plans – il y en aura une bonne quarantaine – sont un cocktail à base des mêmes ingrédients : baisse des prix de certains médicaments, déremboursement ou baisse du taux de remboursement de médicaments et de prestations ou services, création d’abord et augmentation ensuite du forfait journalier à l’hôpital, augmentation des cotisations et/ou de la CSG, etc..

Tout cela pour un résultat nul : les dépenses de santé ne cessent d’augmenter et le déficit de s’épanouir. C’est la démonstration par la réalité que le ticket modérateur ne modère rien du tout.

Les patients/assurés sont-ils donc des irresponsables qui ne regardent pas à la dépense quand il s’agit de leur santé ?

Non, parce que l’idée que le prix est un facteur de régulation de la dépense de santé est tout simplement fausse. C’est un grand contresens économique et social.

Ce raisonnement de la régulation renvoie à la théorie classique de l’offre et de la demande qui s’équilibrent par le prix. Lorsque la demande d’un produit est forte, son prix augmente. A l’inverse, si la demande est faible, le prix diminue.

Cette règle ne s’applique pas à la santé pour plusieurs raisons qui, d’une certaine façon, n’en font qu’une.

La première raison est que la santé n’est pas une économie de la demande mais de l’offre.

« Le consommateur de santé » ne va pas à la pharmacie acheter le dernier antiulcéreux mis sur le marché comme il va, dans une boutique de téléphonie acquérir le nouvel IPhone d’une célèbre marque à la pomme ou dans une boutique de sports pour avoir la paire de baskets recommandée par un influenceur sur Tik-Tok.

La santé n’est pas une consommation mais une dépense à la fois contrainte et prescrite. Contrainte parce qu’elle correspond à une nécessité médicale et prescrite parce qu’elle est ordonnée par un tiers, un médecin le plus souvent.  C’est aussi simple que cela.

La deuxième raison est que « le signal prix » comme disent les économistes ne joue pas en matière de santé. La quasi-totalité des produits, services et prestations de santé ne sont pas des prix de marché mais des prix administrés. Ceux des produits pharmaceutiques sont décidés par l’Etat après négociation avec les laboratoires, ceux des actes et consultations des professionnels libéraux de santé résultent de négociations entre l’Assurance maladie et les syndicats de ces professionnels, et les tarifs hospitaliers sont fixés par l’Etat.

Enfin – et c’est sans doute la raison la plus importante - on ne comprend rien à l’économie de santé si on n’a pas en tête deux nombres : 80 et 20.

80% des dépenses de santé sont générées par 20% des assurés. Ce sont des personnes atteintes de pathologies lourdes, invalidantes et/ou chroniques. Leur traitement est pris en charge à 100% dans le cadre des ALD, affections de longue durée. Il y a une liste de 30 ALD, parmi lesquelles on peut citer les cancers, la maladie d’Alzheimer, les diabètes, le SIDA, etc..

Ces assurés sont-ils des consommateurs compulsifs, hypocondriaques et irresponsables ? Une personne atteinte d’un cancer se réveille-t-elle un matin avec l’envie de se faire « une petite chimio » vu que c’est gratuit, un diabétique une insuline, vu qu’il y a une promo en ce moment à l’hôpital d’à côté et un sidéen doubler sa trithérapie parce que c’est un complément alimentaire ?

Ces malades lourds sont pris en charge dans le cadre d’un dossier médical, soumis à l’Assurance maladie qui l’accepte ou non et chaque traitement est une décision médicale. On est loin du consumérisme.

Il reste les 80% de la population à l’origine de 20% des dépenses. S’il y a bien des hypocondriaques, leur « consommation » n’en reste pas moins prescrite par des médecins dont certains – il est vrai – ont l’ordonnance facile mais cela est marginal dans le bilan.

Les dépenses de santé en France sont importantes - près de 250 milliards d’€ au seul titre de l’ONDAM – et constituent environ 11% du PIB, ce qui est dans la fourchette haute des pays de l’OCDE.

L’obsession des gouvernements depuis un demi-siècle est de « réduire », ou « maitriser » les dépenses de santé mais à se focaliser sur « la demande », ils se « plantent ».

Le sujet, comme on l’a vu, ce n’est pas la demande mais l’offre. En préambule, il faut préciser que réduire ou même maitriser les dépenses de santé est une illusion. De multiples facteurs – et pas seulement selon le poncif éculé le vieillissement de la population – font que les dépenses de santé augmentent et vont inéluctablement continuer à augmenter. Parmi ces facteurs – et cette liste n’est pas exhaustive – on peut noter le développement de technologies médicales toujours plus sophistiquées, le fait qu’activité à la fois industrielle et de service, la santé a peu de marge de productivité disponible, les métiers de la santé sont de plus en plus qualifiés, ce qui implique des rémunérations élevées, l’élargissement constant du périmètre de la médicalisation, comme par exemple la psychiatrisation des problèmes sociaux, les progrès médicaux qui transforment des maladies mortelles à court terme en maladies chroniques nécessitant des traitements de longue durée, etc..

L’objectif réel est l’optimisation de la dépense pour que chaque €uro dépensé le soit de manière performante, sans gaspillage, ni perte en ligne.

Et dans ce domaine, les chantiers sont colossaux en matière organisationnelle et systémique. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le chroniquer, il faut s’attaquer à la Muraille de Chine entre l’hôpital et la ville et refonder complétement la médecine dite libérale qui n’a de libérale que le nom.

Pour rappel :

https://blogs.mediapart.fr/philippe-dupuis-rollandin/blog/080623/politique-de-sante-pour-une-grande-mutation-de-la-medecine-de-ville

Ce sont ces aspects structurants qui devraient être au centre de la politique du nouveau ministre de la Santé, Frédéric Valletoux.

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