« Fabriqué » est un « mot auquel il conviendrait de restituer toute sa noblesse », aimait dire Claude Simon, en réponse à tous ceux qui trouvaient ses écrits illisibles, jugeant qu’on y percevait trop la trace d’un labeur acharné, ainsi que l’épaisseur du matériau littéraire « cent fois remis sur le métier... » Ce goût d’une création préférant à l’arrogance du concept, la patience du « faire » accompagne également la démarche d’Antoine Leperlier. En ce début d’hiver, le Musée du Verre de Charleroi présente un nouveau focus, consacré à cet artiste prolifique, monument de l’histoire du verre contemporain. Cette exposition est l’occasion de revenir sur les 15 dernières années de sa création artistique, où la couleur a peu à peu repris de la place dans sa démarche artistique pour servir son propos : figer le temps dans la matière.
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En renonçant à une carrière d’enseignant en arts plastiques, à la fin des années 70, le futur artiste verrier signifiait son refus de participer à la domination conceptualiste d’un art contemporain qu’il jugeait de plus en plus asservi à la vacuité des attitudes élevées au rang de formes, et à celle de l’imagerie consumériste ambiante. Antoine Leperlier opta, alors, pour le choix radical d’un retour à l’un des artisanats les plus enraciné dans la décoration des métiers d’art, celui de la pâte de verre. Mais, loin d’oublier les exigences intellectuelles qu’il avait toujours placées dans la création, il s’employa à faire reconnaître ce matériau et son savoir-faire, dans le champ de l’art contemporain, comme Dürer le fit à la Renaissance pour la gravure, en l’intégrant au domaine des arts libéraux. Antoine Leperlier s’évertue, depuis, à promouvoir une pensée par l'image, nourrie de tout un panthéon de références littéraires et philosophiques (Roussel, Segalen, Bachelard, Bergson …), de même qu’agrémenté d’un imaginaire esthétique des plus raffiné (Palissy, Moreau, Cros, Bacon, etc.), via la médiation de ce matériau dont l’histoire n’a eu de cesse de le retrancher dans le rôle de parergon au grand art.
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La démarche initiée par Antoine Leperlier s’inscrit, sans doute, dans une constellation d’influences où se croisent entre autres, la figure de la mélancolie, l’affection qu’il conserve pour le génie verrier de son grand-père François Décorchemont, et le désir de retrouver ce lien qui unit une idée esthétique au matériau susceptible d’en incarner l’essence.
En investissant une technique comme la pâte de verre, Antoine Leperlier répondait, également, aux sollicitations d’un artiste influent comme Asger Jorn qui déclarait que « l’artiste devait chercher dans les techniques artisanales abandonnées par la vie mécanisée, de nouveaux moyens de combattre cette même mécanisation de la vie. »
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De ce point de vue, le choix de s’emparer d’un savoir-faire artisanal « quasi-moyenâgeux », dont le protocole relève d’un penchant manifeste pour la lenteur, comme du goût notoire de l’occulte et de l’alchimie, témoigne d’un acte intempestif, à rebours d’une quotidienneté de plus en plus soumise à la virtualisation sans pareille du réel, sur fond d’accélération du régime des images et des temps. Bref, le verre passé par le travail des cuissons et des moulages d’Antoine Leperlier n’a rien du simple agrément ou de l’ornement insouciant. Il se révèle bien plus comme un matériau hautement métaphysique, à contretemps du tout-va de l’expérience distraite de nos horloges digitales ! De par son caractère ductile et malléable, susceptible d’accueillir toutes les qualités contraires (opaque et transparente, molle et dure…) et par la possibilité infinie de ses métamorphoses, le verre ne semble-t-il pas faire écho à la versatilité de l’âme humaine, ainsi qu’à la nature oxymore de la mélancolie, mêlant l’insoutenable légèreté de l’élan spirituel à la poisse engluée des humeurs amollies ? Et, n’apparaît-il pas particulièrement prompt à signifier cette dualité de l’expérience mélancolique, tout en renouvelant son image, bien loin de l’injonction actuelle à une santé mentale chevillée au devoir d’être sain, érodant chaque jour un peu plus la grandeur poétique des « Enfants de saturne » ?
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D’ailleurs, pour mieux saisir cette dualité du temps, Antoine Leperlier se joue habilement de la « consanguinité » de la pâte de verre qui résulte, en fait, de l’hybridation du verre et des matériaux céramiques. En travaillant à leur association, l’artiste peut, de cette manière, combiner une double polarité temporelle. D’une part, sous la forme d’une image du temps comme chronos, à la manière d’une empreinte semblable aux « calco » de Pompéi - véritable image pétrifiée du temps passé, « fixée » dans la matière céramique, et qui renvoie au temps cristallisé d’une mémoire « endeuillée » – celles des vanités.
D’autre part, avec une image de la durée qui se livre dans l’expérience de l’événement, et dont la structure amorphe du verre, ouverte à la fluidité et à la réversibilité, peut offrir dans les dernières œuvres de l’artiste, des figures saisissantes aux allures d’« explosantes-fixes ». En intégrant le hasard, elles semblent même évoquer, parfois, les formes évanescentes des motifs de Bacon ou le lyrisme informel de Cy Twombly
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Rarement une œuvre n’avait aussi bien illustré l’idée chère à Deleuze affirmant que l’art ne cesse de spiritualiser des matières. Ainsi, le verre chez Antoine Leperlier n’a rien d’un matériau passif, mais agit plutôt comme matière intensive, déjà travaillée par des forces, des rythmes, des tensions, et des intensités que l’artiste va savoir révéler, explorer…
« Comment l’essence s’incarne-t-elle dans l’œuvre d’art ? La réponse apparaît avec évidence : elle s’incarne dans des matières. Mais « ces matières sont ductiles, si bien malaxées et effilées qu’elles deviennent entièrement spirituelles […] L’art est une véritable transmutation de la matière. »
Kant dans la Critique de la faculté de juger, n’évoquait-il pas « une matière naturelle » déjà orientée vers certaines formes, comme si la nature contenait des affinités internes à la formation, que le génie actualise ? On sait que Michel-Ange partait, ainsi, du bloc de marbre pour aller chercher dans les veinures, les formes les plus aptes à ériger la figure rigide de l’essence d’une Piéta…Si le bronze et le marbre sont des matériaux de l'espace, le verre constitue selon Antoine Leperlier, la matière susceptible d’incarner une figure du temps ; cette quatrième dimension que Duchamp avait, déjà, cru entrevoir dans le déploiement du Grand Verre.
Infos pratiques
Du 21/11/2025 au 3/05/2026
Au Musée du Verre — 80, rue du Cazier, 6001 Marcinelle
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