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Billet de blog 11 juin 2023

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Lydie Arickx, l’alchimie des matières

En explorant les puissances esthétiques du charbon, Lydie Arickx semble renouer avec le rêve des alchimistes faisant surgir la beauté du fond ténébreux et impur des plus vils matières. Ses dernières œuvres visibles à Loo & Lou Gallery sont autant d’illuminations profanes arrachées au secret de la terre.

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Charbon ; en choisissant ce titre pour sa nouvelle exposition, Lydie Arickx ne se limite pas à désigner le matériau éponyme qui a initié une partie des œuvres présentées, elle renvoie aussi à un entrelac de mémoire plus profond qui semble se nouer comme autant de sédiments passés de sa propre vie. Le charbon ne renvoie-t-il pas à ce noir pays parsemé de terrils, peuplé du souvenir des mines et des corons, de ce nord de la France, notamment, où sa famille garde de profondes attaches ? N’évoque-t-il aussi ce fond d’images aux relents d’atavisme honteux, avec le travail des enfants et des « gueules noires » de Germinal, des coups de grisou et des cris des femmes de mineurs en grève ? N’a-t-il pas servi de combustible à tout un imaginaire de la révolte sociale, celui d’un peuple qui « tonne en son cratère », et fera « bientôt éclater la terre » ? En convoquant ce minerai chargé de tous ces fragments de vie humaine et végétale, le charbon n’étant qu’un extrait d’arbres fossilisés et de plantes compressés dans la nuit visqueuse des sous-sols de cette région, Lydie Arickx poursuit également son exploration des arborescences du vivant, tout en puisant jusqu’à la profondeur mystique de la peinture flamande.

Illustration 1
Charbons triptyque 2021, charbon sur papier 304 x 335 cm

En allant littéralement au charbon, l’artiste n’a donc pas peur de se coltiner à une matière qui n’est pas seulement entachée des salissures de l’anthracite, mais ô combien diabolisée par sa responsabilité dans le réchauffement climatique en cours. La peintre qui n’en est pas à son coup d’essai dans l’art du bricolage systématique, confie même son émerveillement devant ce nouvel ingrédient susceptible d’enrichir son laboratoire d’expérimentation plastique. Férue de cette « pensée sauvage », dont Claude Lévi-Strauss repérait « l'inscription, dans le monde pictural, de techniques considérées comme inadéquates, inacceptables, non professionnelles », Lydie Arickx recourt depuis longtemps aux matières les moins orthodoxes et totalement étrangères aux règles de la peinture académique, à l’instar de la craie, du béton, du plâtre, de la cendre, du drap, du métal, du Pyrex, de la résine, de la toile émeri, de l’herbe, ou de l’écorce.

Illustration 2
Sans titre 1 2022 technique mixte 40 x 30cm

C’est d’une manière impromptue, en se servant de ses vertus médicinales, qu’elle a découvert tout le potentiel esthétique de ce charbon végétal. En le mélangeant à de l’eau, il se diffuse au contact du papier et se répand en une multitude de gesticulations graphiques inattendues, dessinant un réseau veineux aux ramifications noueuses, aussi organiques que magiques.

L’artiste trouve ici une nouvelle façon de réaliser le rêve d’un expressionnisme informel : celui d’une matière sans forme, indéfiniment malléable, sans armature et sans corset ; pareille à la lianescence de certaines plantes caraïbéennes, dont l’extrême versatilité se prête à toutes les transformations et déformations.

Illustration 3
Sans titre 13 2023 technique mixte 30x40cm

À l’instar d’une aquarelle de Füssli revisitée par « l’infini turbulent » des dessins mescaliniens chers à Henri Michaux, des silhouettes aussi évanescentes que ténues s’esquissent et s’évanouissent, en conférant aux œuvres l’entre-deux du rêve et du fantastique. Par la profondeur de son noir et sa matité remarquable, ce charbon n’évoque-t-il pas cette « œuvre au noir » qui aurait fait rêver les plus grands alchimistes ? N’incarne-t-il pas cette puissance de transmutation des valeurs qui fait surgir la beauté du fond ténébreux et impur des plus vils matières ?

Illustration 4
Sans titre 3 2022 technique mixte 29,7 x 21cm

En restituant, ainsi, au grand flux de la vie ses scories les plus âpres, l’art de Lydie Arickx semble parcouru par un chant de désir qui n’est pas sans évoquer le lyrisme de certaines pages d’Henri Miller : « J'aime tout ce qui coule : les fleuves, les égouts, la lave, le sperme, le sang, la bile...même le flux menstruel qui emporte les œufs non fécondés…tout le pus et la saleté qui en coulant se purifient, tout ce qui perd le sens de son origine, tout ce qui parcourt le grand circuit vers la mort et la dissolution. »

Pour certaines pièces, l’artiste prend manifestement plaisir à en « rajouter une couche » à grand renfort de résine et d'acrylique, avec ce visage jaune ou cette vanité, aux empâtements si prononcés qu'ils confèrent au tableau l’aspect d’un véritable bas-relief à la gloire matériologique.

Illustration 5
Vanité 2023, technique mixte 94x113cm

 En enrichissant perpétuellement la variété des matériaux de son vocabulaire plastique, l’artiste ne s’invente-t-elle pas une langue ouverte à la béance de la vie, à la manière dont Hugo allait puiser à la « Bouche d'ombre » les illuminations de sa poésie ? Car pour la peintre comme pour le poète ne s’agit-il pas avant tout de savoir « contempler », en se faisant Voyant, à l’image de Michaux déclarant : « Le noir est ma boule de cristal. Du noir seul, je vois la vie sortir... » ? Moins qu’un créateur de formes, l’artiste se fait médium et devient « un outil » permettant de communiquer avec le grand flux de la vie à travers les propriétés virtuelles d’un matériau.

Illustration 6
tête jaune 2023 technique mixte 292 x 207,5cm

Les œuvres de Lydie Arickx participent pleinement d’une esthétique du jeu. Pour les apprécier, il faut sans doute s’inspirer du célèbre passage des Carnets de Léonard intitulé « Façon de stimuler et d'éveiller l'intellect pour les inventions diverses », et des « murs barbouillés de taches » d'où naissent « une infinité de choses que tu pourras ramener à des formes distinctes et bien conçues ».

Illustration 7
Sans titre 7 2023 technique mixte-29,7x21cm

 De fait les dessins, les encres, les peintures, et les photographies de l’exposition Charbon semblent, très souvent, proposer des motifs semblables à ceux utilisés dans le test du rorschach, prompts à de multiples projections mentales, mais détournées ici de tout regard clinique - au profit du seul plaisir esthétique et ludique. Ainsi des limbes, et des linéaments d’un lavis, un couple de personnages enlacés peut se former pour un instant au gré des méandres de l’encre. Et, en plaçant, l’œuvre Lydie Arickx sous la bannière duchampienne, ne pourrait-on pas dire, enfin, que dans cette exposition, ce sont (aussi) les regardeurs qui font la peinture.

Illustration 8
Sans titre 7-2023-technique mixte-29,7x21cm

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