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Billet de blog 13 octobre 2024

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Sidney Carron, l'alchimie du grand bleu

A l'image de sa création aussi singulière que visionnaire, Sidney Carron présente dans une mise en scène en forme d'ovni théâtrale, sa série Big Bang Blue. Un pur moment de poésie visuelle !

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C’est sans doute l’émerveillement de l’enfant à la vue de ses pas dans la neige, ou l’étonnement du voyageur à son arrivée dans une terre inconnue, qui se rapproche le plus de l’émotion provoquée par une œuvre de Sidney Carron. Que dire, en effet, de ces toiles parcourues de formes incertaines, sans visages et sans yeux, semblables à des corps ondoyants sur des fonds d’un bleu océanique ? Le spectateur n’hésite-t-il pas à discerner dans l’image offerte, les traces du pinceau ou celles du photographe. En préservant ses toiles d’une aura de mystère qui sied à notre imaginaire, Sidney Carron ne veut-elle pas faire de sa création une sorte d’alchimie transformant la diversité surprenante de ses dons artistiques (photographie, vidéo, peinture...) en une œuvre aussi singulière que déroutante ? Et, si l’artiste parle encore de « photographie » pour cette série, elle le fait non seulement en se référant à son étymologie (du grec ancien φῶς, φωτός, signifiant : « écrire ou dessiner avec la lumière »), mais en revendiquant également une interprétation, pour le coup, littérale de cette origine, puisqu’elle n’hésite pas à travailler ses « photogrammes » en extérieur, captant l’emprunte des corps qu’elle choisit à la lumière directe du soleil, tout en intégrant à cette émulsion l’eau, l’air et les éléments terreux, comme autant d’ingrédients nécessaire à sa création.

Illustration 1

Après avoir explorer pendant des années le médium photographique dans une pratique professionnelle du portrait, Sidney Carron n’a-t-elle pas voulu revenir à une forme « d’art brut » de la photographie, qui s’affranchisse des contraintes du studio et de la médiation d’un appareil photo ? « Je me suis toujours demandé quel serait le portrait le plus complet, au-delà de la photographie ou de la peinture. » Elle s’est donc mise en quête d’une manière plus directe d’immortaliser l’empreinte de ceux qu’elle rencontrait, libérée de tout le carcan des codes de l’apparence visuelle (habillement, maquillage, posture, style...) En saisissant une image tactile du corps des hommes, des femmes, et des enfants « sans convention ni artifice », selon la formule de Montaigne, ne montre-t-elle pas que « Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition » ?

Sa démarche témoigne, ainsi, d’une pratique «dialogique» de la photographie, très éloignée du regard prédateur avide de shooting et de scoops. En « empreintant » les corps de ceux qu’elle rencontre, que ce soient sur les plages de Dakar et de Jericoacoara, du Costa-Rica ou du sud de la France, ne privilégie-t-elle pas l’écoute, le dialogue, et le désir de recréer un lien authentique et sincère avec ces enfants, ces couples d’hommes ou de femmes, dont elle conserve une trace sensible de leur passage sur terre ?

Illustration 2

Pour réaliser son désir, l’artiste va se servir du cyanotype, une technique datant de la moitié du 19ème siècle. Ce procédé monochrome négatif permet d’obtenir un tirage bleu de Prusse, bleu cyan, des motifs de n'importe quel type d'objet ou de corps que l’on choisit d’immortaliser. Ceux-ci finissent par apparaître en clair sur un fond bleuté, en produisant une image par empreinte.

Sidney Carron perçoit très vite le potentiel artistique de cette technique, en la détournant complètement de son usage traditionnel, pour en faire un vecteur inattendu de son projet esthétique. Afin d’en dégager une puissance plastique insoupçonnée au contact des éléments naturels, l’artiste ne va-t-elle pas s’emparer de ce procédé en l’emportant définitivement, façon « extérieur/jour »,  au grand large des côtes du Brésil, du Costa-Rica ou de celles du Sénégal, très loin du confinement obscur des studios de photographie ? Son œuvre devient, dès lors une forme d’invitation païenne à retrouver l’empreinte perdue de nos connexions vivantes ; un hymne flamboyant à l’union de l’homme et de la nature.

De fait, pour obtenir ses images insolites, ne recourt-elle pas aux matières les moins orthodoxes (eaux de la mer, embruns salés, sablés, soleil, peaux mouillées ...) et à des protocoles improbables (flottaison, exposition à la lumière extérieure...) transgressant les règles obligées de la photographie, fût-elle du cyanotype ?

Illustration 3

Quoiqu’elle utilise les ressources de l’empreinte, déjà présente depuis la préhistoire jusqu’aux expérimentations contemporaines de l’Arte Povera, Sidney Carron ne s’inscrit pas vraiment dans une filiation explicite avec l’histoire de l’art. Même si les traces corporelles recueillies sur les toiles de cette série, évoque une parenté certaine avec les célèbres anthropométries bleues de Yves Klein, ce qu’elle réalise reste beaucoup plus intuitif et encore inédit. Alors que l’auteur des anthropométries choisissait principalement des femmes nues qu’il enduisait de peinture, afin de s’en servir comme des « pinceaux vivants » pour les appliquer sur ses fonds uniformément clairs, Sidney Carron inverse carrément le procédé en recouvrant au préalable ses toiles du cyanotype, pour venir ensuite y apposer les personnes, afin d’en recueillir l’empreinte de leurs corps nus.

De plus, elle n’intervient quasiment pas dans la constitution des formes, dans une attitude proche de la méditation zen, afin de « laisser faire » les puissances naturelles. L’artiste s’octroie plutôt le soin d’une « mise en scène » aussi organique qu’inspirée de tous les acteurs et des principes actifs participant à son dispositif. « J’emprunte aussi l’écume de mer avec ses sels iodés qui contribuent sans doute aux processus d’émulsion. Et, c’est toute la vie de cette nature, comme le sable, le vent, les embruns, qui viennent perturber en participant à ce Big bang. » Artiste « médium », elle permet de communiquer avec le grand flux de la vie à travers les propriétés virtuelles de son matériau.

Illustration 4

Enfin, pour mener à bien cette cérémonie quasi initiatique, elle utilise un papier particulier dont elle garde précieusement le secret, et qu’elle finit par maroufler sur toile. Sans ce matériau extrêmement résistant, apte à retenir toute l’énergie des forces naturelles et les aléas des empreintes de peau, des clairs des foncés, tout en pouvant subir toutes les déformations, l’artiste ne pourrait pas travailler sur des rivages humides balayés par les vents. Ne rince-t-elle pas ses cyanotypes directement dans la mer, afin de mieux absorber dans l’épaisseur du papier toute l’énergie solaire, la saveur de l’écume, ainsi que les différents éléments du lieu où l’œuvre s’est constituée ?

Aussi, n’a-t-elle pas trouvé dans son dispositif, le secret d’une matière sans forme, sans armature ni corset, indéfiniment malléable ; pareille à la lianescence de certaines plantes caraïbéennes, dont l’extrême versatilité se prête à toutes les transformations et déformations ? Avec ses êtres aux courbes amorphes, son goût des métamorphoses et des arabesques organiques, ses esquisses nimbées, dont la volupté, évoque, parfois un songe d’Éros, l’univers de Sidney Carron semble intimement lié aux profondeurs marines. Car, c’est bien de ce bleu entêtant que nait le sentiment océanique de plénitude qui domine cette œuvre, comme un écho, peut-être, à la survivance des traces mnésiques de la nuit utérine, qui nous habite tous.

Illustration 5

Pour pénétrer cette eau

 Dans la quiétude sans lampe

Et s'immerger Longuement.

Andrée Chedid

Sidney Carron présentera sa nouvelle collection d’oeuvres lors d’un show autour de son travail au théâtre Antoine le 14 octobre 2024, issus d’une longue recherche alchimique et chimique , elle a travaillé avec tous les éléments de la nature, au Costa Rica, au Bresil, au Senegal, au Portugal, dans le sud de la France, où elle a rencontré les natifs, les peuples, les touristes, et créé ces oeuvres monochromes singulières.

Illustration 6

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