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Billet de blog 18 janvier 2023

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Vive les vieux ! La réforme des retraites à l'épreuve de l'art brut

Par-delà la question de l’âge du départ à la retraite, les politiques devraient réinterpréter la place que nous devons accorder à ce temps si particulier de la vieillesse. Paul Valery ne disait-il pas qu’une civilisation ne vaut que par ce qu'elle permet d'inutile, c'est-à-dire l'art ou les subjectivités sous toutes leurs latitudes résolument futiles et désintéressées ?

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« En Afrique un vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûle ». Cette formule de l’écrivain malien Amadou Hampaté Bâ témoigne d’une vénération ancestrale à l’égard de la sagesse des personnes âgées, dont l’écriture tente de conserver la trace. 

La manière dont une civilisation traite la vieillesse en dit long sur ses propres valeurs. Alors que nombre de sociétés dites traditionnelles attribuaient un caractère sacré aux plus anciens de leurs membres, les sociétés capitalistes modernes appréhendent la vieillesse à l’aune des seuls critères de productivité économique, subsumant l’existence de nos aînés sous la catégorie des improductifs, à l’instar des autres figures de la « fragilité » que sont les personnes en situation de handicap, les marginaux, les « fous » etc.

En substituant ainsi à la stature du patriarche encore auréolée de crainte et de respect, celle du gâteux inutile et coûteux, nos cultures relèguent, fréquemment, nos anciens dans une forme d’existence spectrale hantant les murs de mouroirs aseptisés.

Au lieu de valoriser la singularité portée par ceux qui vivent une relation si intense au corps et ses fragilités, sa douceur et ses sensualités, ses lenteurs et sa mémoire des Temps perdus - en un mot ce mélange d’expériences aussi dense qu’irremplaçable - au lieu de saisir les potentiels de resingularisation de cette vie parvenue à son ultime maturité comme autant de sources précieuses à préserver et à mêler aux autres générations; notre monde pense la vieillesse qu’en termes de coût et de logique comptable.

Nous perdons ainsi toute cette richesse humaine, non monétaire, que recèle très souvent cet âge-là, et qu’on ne peut simplement associer au seul risque effectif de la maladie, et de la dépendance. Par-delà les valeurs paternalistes louables d’être de bons grands-parents, d’autres vertus trop souvent ignorées accompagnent quelquefois ces périodes d’existence.

Illustration 1
Hans Krüsi

La vieillesse comme la maladie nous arrache, entre autre, à un mode de vie compétitif, entièrement voué aux seuls critères de la performance et de l’évaluation. Des dispositions artistiques, amoureuses, sociales insoupçonnées peuvent, alors, (ré)apparaîtrent à la faveur de ce temps libéré des nombreuses corvées sociales. Il y a un bénéfice secondaire de la vieillesse - à condition qu’elle n’ait pas été épuisée par des années de labeur trop aliénantes - susceptible de renouveler des imaginaires et des désirs perdus dans les limbes de la jeunesse. N’offre-t-elle pas de manière impromptue, voire ironique l’occasion de partir sur d’autres routes que le prétendu sérieux de la vie adulte, la paranoïa du sacro-saint principe de Réalité et ses tonnes d’impératifs sociaux n’avaient cessé de repousser aux calendes de notre vie ?

Sagesses et folies de la vieillesse ! Intempestive et inattendue, joueuse et offerte - elle porte en elle, quelquefois, des promesses surprenantes. L’art brut témoigne ainsi d’une créativité inopinée qui ne s’exprime fréquemment qu’à cet âge dit sénile.

Illustration 2
Alois Wey

De fait, des créateurs comme Gaston Teuscher, Alois Wey, Hans Krüsi et d'autres encore ont découvert leur vocation de peintre après leur retraite. Comme l’écrit Michel Thévoz, l’ancien conservateur de la Collection de l’Art Brut de Lausanne : « On a le sentiment que, d'un jour à l'autre, ils ont renoué le fil d'une verve enfantine qu'ils poursuivent sans solution de continuité, mais avec, dès lors, une obstination maniaque, comme si, entre l'âge de dix ans et l'age de soixante ou soixante-dix ans, il n'y avait eu qu'un mauvais moment à passer. »

Illustration 3
Gaston Teuscher

La mise à l'écart de la communauté humaine par l'internement ou l’hospice semble, ainsi, constituer le terreau favorable à ce genre de création originale. Car non seulement ces créateurs travaillent souvent d’une manière spontanée à partir de détritus, mais ils sont eux-mêmes considérés comme des « déchets » par une partie de notre société. Si l’un des intérêts de l’art brut consiste à revaloriser des œuvres et des matériaux autrefois jugés indignes, il a le mérite également de changer notre regard à l’égard de personnalités mises au ban de notre culture, à l’image de Franco Bellucci diagnostiqué « résidu asilaire irrécupérable » par la médecine de son temps.

Illustration 4
Franco Bellucci

N’est-ce pas, également, le sort trop souvent réservé à nombre de personnes âgées quasiment bannies, et reléguées hors de tous liens véritablement humains, qui les rapprochent incidemment de la condition de ces créateurs d’art brut ? Ainsi, comme le constate Michel Thévoz, si la création outsider a quasiment déserté les hôpitaux psychiatriques, elle s’est principalement « ressourcée dans ce qu'on appelle euphémiquement les institutions pour personnes âgées, ces nouveaux ghettos de la société contemporaine. » Ne voit-on pas là une confirmation de l’opposition radicale de cette création à l'art culturel - ce dernier étant majoritairement associé à la jeunesse affublée de ses qualités supposées d’invention, de liberté, et d’anticonformisme ?

Illustration 5
Hans Krüsi

Et, Michel Thévoz ajoute : « En revanche, on se désintéresse des vieux, on les relègue dans un statut de moindre existence. (…) la plupart d'entre eux réagissent à leur situation de proscription sociale et de déréliction par une amertume bien compréhensible. Mais certains y trouvent leur compte. N'ayant plus rien à gagner et plus rien à perdre, éconduits de toute responsabilité et de toute communication, libérés du qu'en dira-t-on, ils prennent parfois les devants, ils font de nécessité vertu, ils larguent leurs amarres sociales et mentales et ils s'engagent dans des systèmes extravagants dont ils sont les seuls protagonistes. »

Illustration 6
Hans Krüsi

Bien plus, pour compléter cette pochade en forme de plaidoyer, il faut ajouter que la vieillesse dans sa proximité manifeste à la mort et à l’omniprésence du deuil n’est nullement une fermeture aux puissances de la vie. Au contraire, elle ouvre parfois à un détachement salutaire, et à une générosité moins fréquente dans les affres de la jeunesse. Beaucoup d’associations humanitaires, des restos du cœur aux organisations d’aides aux migrants ne pourraient guère exister aujourd’hui sans l’apport de ces « vieux » que nos pouvoirs renvoient insidieusement à la culpabilité d‘être uniquement une « charge » économique pour la société, contribuant à l’universel endettement.

Illustration 7
Hans Krüsi

Bien au-delà de la question de l’âge du départ à la retraite, les politiques devraient, donc, réinterpréter la place que nous devons accorder à ce temps si particulier de la vieillesse. Paul Valery, dont on édite ces jours-ci le cours de poétique au Collège de France, ne disait-il pas qu’une civilisation ne vaut que par ce qu'elle permet d'inutile, c'est-à-dire l'art ou les subjectivités sous toutes leurs latitudes résolument futiles et désintéressées ?

Illustration 8
Aguigui Mouna

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