Elle fut ma professeur de philosophie lors de mon entrée à la Sorbonne. Je me souviens encore de son sourire, de la vivacité de son regard. Sa manière si patiente et si vive à la fois, de nous faire penser. Elle me fit pressentir qu’il y avait autre chose par-delà tous les éléments de savoir qu’on m’avait enseignés - une vie de l’esprit souterraine et cachée. Derrière les traits du visage vieilli, la petite fille de la rue Rue Ordener était encore présente et sûrement à tout jamais « là-bas ». Ce n’est que plusieurs décennies après son suicide que je découvris bouleversé l’histoire secrète de l’enfant de la rue Labat, dans ce récit qu’elle publia avant de nous quitter. Les éditions Verdier viennent enfin combler cette attente de voir rééditer l’ensemble de ses oeuvres, en commençant par son dernier livre « Rue Ordener, rue Labat » qui raconte justement le début de sa vie.
Agrandissement : Illustration 1
Sarah Kofman n’a que sept ans lorsqu’a lieu la rafle du Vél’ d’Hiv’. Le 16 juillet 1942, la police se présente au domicile familial et arrête son père, rabbin d’une petite synagogue du 18e arrondissement – elle ne le reverra jamais. Commence alors cette période où la famille doit se cacher, se séparer. Pour la fillette, qui vivait tout dans la curiosité permanente, c’est comme la découverte de l’envers et l’endroit : celle du mépris des juifs entre le domicile familial et le lieu de refuge, entre sa mère et la « dame de la rue Labat » - entre deux langues, deux mondes celui de l’ordinaire et celui de l’ailleurs, que sépare à peine une rue, un abîme pourtant, et qu’elle n’aura de cesse de combler en écrivant. A propos de son père, elle écrit : « De lui, il me reste seulement le stylo. Je l’ai pris un jour dans le sac de ma mère où elle le gardait avec d’autres souvenirs de mon père. Un stylo comme l’on n’en fait plus, et qu’il fallait remplir avec de l’encre. Je m’en suis servie pendant toute ma scolarité. Il m’a lâchée avant que je puisse me décider à l’abandonner. Je le possède toujours, rafistolé avec du scotch, il est devant mes yeux sur ma table de travail et il me contraint à écrire, écrire. » Sans doute m’a-t-elle transmis également un peu de ce désir décrire afin qu’il m’accompagne le plus longtemps possible. C’est peut-être aussi cela un professeur, quelqu’un qui sait parfois vous passer un stylo.
https://youtu.be/e5MGTUjs6KM?feature=shared
https://editions-verdier.fr/auteur/sarah-kofman/
Agrandissement : Illustration 2