Il faut courir voir L’irrémédiable, Monologue d’une serial killeuse, écrit par Delphine Gustau, admirablement joué et mis en scène par Delphine Grandsart au théâtre de La Flèche. L’actrice nous offre une sorte de tragédie antique égarée au coeur de notre monde contemporain. Nous avons pu interviewer Delphine pour La Diagonale de l'art.
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Si une multitude de pièces et de spectacles semblent aujourd’hui relever de la simple distraction insouciante ou du seul passe-temps dominical, oubliant trop souvent la longue tradition qui reliait le théâtre à son origine tragique, L’irrémédiable renoue avec cette capacité que Georges Bataille et Michel Foucault attribuaient à la littérature de pouvoir transgresser les limites du langage, que sont la folie et l’insupportable. La figure du tueur en série soulève des questions sur la nature humaine, révélant cette part maudite en incarnant l'exclu, ce « monstre contemporain” condamné à la solitude. Seul Koltés s’y était confronté avec l’éclat de la poésie. Delphine Grandsart rejoint son geste avec une ferveur inégalée
On sait que la folie au théâtre implique une approche littéraire de la psychose. Or, la psychose se définit entre autres par la survenue d'hallucinations, qu'on entend constamment dans cette pièce. Comment rendre compte à travers une écriture théâtrale de cette expérience de la psychose traumatique qui expriment un bouleversement complet de la personnalité en manifestant des passages à l'acte criminel dictés par des délires hallucinatoires ? Le choix du monologue intérieur peuplé de voix multiples, paraît le plus pertinent. Lacan suggérait, d’ailleurs, l'idée que les voix de l'hallucination sont des voix détachées de leur matérialisation sonore, des voies extérieures à travers lesquelles le psychotique entend son propre message. Ce qui signifie que chez le psychotique, il y a une sorte de communication inconsciente entre le dedans et le dehors, avec l’impossibilité de différencier l'un et l'autre. Ces deux dimensions se retrouvent tout au long du spectacle : celle du réel et de la fiction; dualité admirablement mise en scène et qui se déploie dans l’écriture en induisant chez le spectateur deux types de perception, « mentale et physique ». Comme dans la folie du personnage de Laurence, le spectateur ne sait plus ce qui relève du mental, du délire et de ce qui est tangible, physique. Cette ambivalence se manifeste encore dans ce partage de l’enfance et de l’adulte, que tu incarnes si bien avec ces deux registres vocaux de « petite fille » et de femme…Et, là encore les deux voix se mélangent, s’entrelacent se recouvrent… On entend en sous texte, cette innocence de l’enfance qui est sans doute la victime sacrifiée expliquant la folie meutrière adulte. On sait que dans la psychose, le trauma n'est pas jamais explicitement dit. Et, ce qui importe ici, c'est l'émotion à l'état brut, « l'éprouvé » au-delà de la parole articulée, ce que Lacan qualifie de signifiant sans signifié.
LA DIAGONALE : Le personnage de Laurence n’évoque-t-elle pas à demi-mots, le souvenir forclos d’un trauma sexuel infantile ?
DELPHINE GRANDSART : " Effectivement, il y a dans le texte cette scène du “gâteautier”, le viol qu’elle a subi enfant quand elle allait chez le boulanger que l’on perçoit sans jamais que le mot viol ne soit nommé. (« Ensemble, on va chez le « gâteautier ». Il dit qu’il s’appelle comme ça pour plaire aux petits qu’on est (…) Et il nous fait des câlins à la sueur de croissants tellement qu’il nous aime nous les enfants gourmands qui adorons ces gâteaux…)
Ce n’est pas seulement un souvenir raconté, mais une confusion. C’est ce moment où le corps comprend avant la conscience, où l’enfant n’a pas encore les mots pour dire ce qu’il vit. Ce que j’aime dans l’écriture de Delphine Gustau, c’est précisément cela : elle ne montre pas, elle laisse le trouble, l’ambiguïté. Je m’ennuie très vite avec des textes qui racontent au premier degré ce qui se joue et j’aime dans ce cas jouer ce qui n’est pas écrit, inventer autre chose qui ne se dit pas. Nous vivons à une époque où domine l’autofiction, où l’intime est exposé plutôt qu’interprété, où la réalité brute prend souvent le pas sur l’imaginaire. Moi, je crois à la fiction, à la puissance du symbole, à la poésie. J’aime les œuvres qui laissent au spectateur la place de rêver, d’interpréter, de traverser ses propres zones d’ombre. Dans ma mise en scène, j’aime glisser des clés, des signes, des symboles. La bâche, le micro, la craie, la pâte à modeler : ce sont des fragments de réel détournés, des objets qui ouvrent vers autre chose. Mais il y a aussi, par petites touches, la réalité carcérale qui refait surface : le corps exposé, sans pudeur possible, le geste d’uriner ou de se donner du plaisir devant les autres, comme en prison où l’intimité n’existe plus. Le personnage parle aussi à un cafard (qui devient sa mère qui la visite au parloir mais elle n’y a plus droit à ce parloir, c’est évidemment dans son imaginaire…) — compagnon dérisoire et familier des cellules vétustes — comme pour rappeler la déshumanisation qui ronge lentement ceux qu’on enferme.
La musique, composée par Pascal Trogoff, participe de ce même mouvement. Nous avons travaillé ensemble pour la première fois, avec un immense plaisir, pour qu’il crée une bande-son presque cinématographique — une musique qui ne souligne pas l’émotion, mais qui accompagne le cycle obsessionnel du personnage, son vertige intérieur. Elle agit comme une respiration parallèle au texte, un écho à sa folie. Dans L’Irrémédiable, ce n’est pas seulement l’acte qui détruit Laurence, c’est le silence qui l’entoure. Le fait qu’on n’ait pas su entendre ni comprendre. Elle n’est pas seulement une victime : c’est une femme qu’on n’a jamais écoutée. Peut-être que si je suis devenue comédienne, c’est pour ne pas devenir folle à mon tour ! Jouer, c’est une manière d’apprivoiser la folie, de lui donner une forme."
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LA DIAGONALE : En choisissant de mettre en scène la figure ultramédiatisée du serial killer au féminin, il y a le choix de prendre également la figure emblématique de ce qui semble l’extrême du monstre dans l'imaginaire collectif, en l’offrant à son versant féminin. N’est-ce pas une manière de déjouer encore les préjugé sur la psychose; celui de la folie meutrière qui peut s’emparer de certain.e.s ? La violence des femmes n'apparaît-elle pas comme moins évidente, moins naturelle, en raison notamment de leur rattachement au rôle de mère protectrice ? De fait, la violence exercée par des femmes a toujours été perçue différemment de la violence masculine. Si cette dernière est expliquée (et souvent acceptée) par une tendance naturelle de l’homme à une agressivité supposée atavique, les actes de violence des femmes, ne semblent-t-elles pas constituer une transgression radicale du canon des valeurs féminines ?
DELPHINE GRANDSART :
"Le mot “serial killeuse” est une invention récente, née du langage policier et médiatique. Il évoque les faits divers, la pathologie, le sensationnalisme. Mais si l’on regarde de plus près, tous les grands personnages de la tragédie sont des meurtriers en série : Macbeth, Hamlet, Richard III, Médée, Clytemnestre… Depuis toujours, le théâtre met en scène des êtres poussés à l’extrême, des corps traversés par la passion, la jalousie, le remords, la vengeance. Ce que j’aime, c’est précisément cette tension entre l’archaïque et le contemporain. Le mot “serial killeuse” appartient à notre époque saturée d’images et de diagnostics, mais le geste de Laurence, lui, est universel. Elle tue parce qu’elle n’a plus d’autre langage possible. Parce que la société ne veut plus entendre la douleur autrement que par le scandale. En incarnant une “serial killeuse”, j’ai voulu redonner au féminin le droit à la démesure, à la transgression. Chez les hommes, on parle de pulsion de mort ; chez les femmes, on parle de dérèglement. Je trouve cela injuste. Laurence finalement n’est pas un monstre, c’est une sorte de tragédienne antique égarée dans notre monde contemporain — une sœur de Médée, de Clytemnestre, de Lady Macbeth.
Ce qui m’intéresse, ce n’est pas le meurtre, mais ce qu’il révèle : l’abandon, la solitude, la culpabilité, la part d’amour qui subsistemalgré tout. L’Irrémédiable n’est pas une fascination pour la violence, mais une tentative de comprendre ce qui, dans la folie ou la passion, nous ramène à notre propre humanité. Ce qui m’attriste parfois, c’est que certaines personnes passent totalement à côté de cette dimension symbolique. On ne nous apprend plus à lire au-delà du premier degré, à regarder autrement que dans la surface des choses. Je crois que c’est notre responsabilité, en tant qu’artistes, de redonner goût à l’imaginaire — de rouvrir des espaces où la métaphore, la poésie et la pensée puissent de nouveau circuler librement. Et heureusement qu’il existe, dans le théâtre privé, des lieux comme le Théâtre la Flèche pour permettre à ce type de création d’exister. La compagnie les petites vertus ne bénéficie d’aucune subvention. Moi, je suis un peu sauvage. Mon parcours est atypique. Je n’appartiens à aucune chapelle, je ne fréquente pas les cercles ni les soirées où tout se joue, les gens du métier ne viennent pas voir le travail que je mène avec la compagnie... C’est sans doute plus difficile, mais je ne lâche rien et puis pour la première fois, cette création a été soutenue par la Fondation Monique Desfosses et par des gens qui ont gentiment participé à notre crowdfunding. Sans eux, le projet n’aurait pas vu le jour."
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LA DIAGONALE : Dans ce spectacle, il ne s’agit pas de faire de ce personnage un "monstre", un objet de spectacle excitant la curiosité, la répulsion, ou la terreur, mais d'attirer plutôt l'attention sur ceux qu'on enferme au lieu de les soigner. On a le sentiment que tu retrouves ainsi le combat de tous ceux qui ont voulu changer le regard sur la folie, la maladie mentale, et dont le psychiatre Lucien Bonnafé, avait fait notamment le combat de sa vie, en associant sa pratique de médecin à l'influence du surréalisme. Il écrivait ainsi que le surréalisme fut avant tout pour lui « une lutte à mort contre les apparences et la résistance à tout ce qui tend à mettre entre les hommes une barrière quelconque. Les fous étant ceux qui sont les plus susceptibles de passer de l’autre côté. » Ne s'agit-il pas pour toi de dénoncer aussi ces frontières de préjugés institués entre les fous, les délinquants, et l'homme, la femme supposé.e normal.e ? Parfois, on croit entendre les mots de Koltès en voyant ton spectacle : « Au-delà des murs, il y a d’autres murs, il y a toujours la prison. Il faut s’échapper par les toits, vers le soleil. On ne mettra jamais un mur entre le soleil et la terre. » Peux-tu parler de ton rapport à la criminalisation de plus en plus fréquente de la maladie mentale aujourd’hui ?
DELPHINE GRANDSART : " C’est au cœur du projet. Aujourd’hui, les experts psychiatres concluent rarement à l’irresponsabilité. De moins en moins de personnes incarcérées bénéficient d’une véritable expertise, et pour certains jurés, la folie devient même une circonstance aggravante. On continue d’enfermer là où il faudrait soigner, écouter...Laurence incarne cet abandon. Elle refuse la camisole chimique parce qu’elle sait que ce n’est pas un soin, mais un moyen de la faire taire. Elle comprend que la société préfère juger avant de comprendre. Pendant des siècles pourtant, l’irresponsabilité pénale a été un principe de civilisation : le Code pénal de 1810 stipulait qu’ « il n’y a ni crime ni délit lorsque le prévenu était en état de démence au moment de l’action. » Depuis 1994, l’article 122-1 a introduit une nuance terrible : si le discernement n’est qu’altéré, on peut condamner quand même. Comme l’a dit Serge Portelli : « Tout citoyen a droit à un procès équitable. Or, le procès d’un fou ne peut l’être. Pour être jugé, il faut avoir soi-même un peu de jugement. Il faut avoir la capacité d'expliquer ou simplement de fournir des réponses sur son acte, tel est le sens évident de la responsabilité. Que peut dire un malade mental d’un acte commis en plein délire ? » C’est exactement cela que raconte L’Irrémédiable : une femme qui aurait dû être soignée, écoutée pas enfermée. Sur scène, le micro devient le symbole de ce lien ténu avec la société — la parole qu’elle tente de maintenir jusqu’à la fin. Le fait qu’elle se pende avec ce micro (qui raconte aussi que le taux de suicide en prison est très élevé) n’est pas seulement un geste de mort, mais de libération. C’est une manière de dire : “je me retire de votre monde”, mais aussi, peut-être, d’inverser le regard. Si elle se pend avec ce fil, ce n’est pas seulement elle qui s’effondre — c’est la société qu’elle emporte symboliquement avec elle. Une société malade de son absence d’écoute, de sa peur de la différence, de son besoin de contrôle. À travers ce geste, je pose une question implicite : et si le véritable malade n’était pas la femme, mais le monde qui l’entoure ?"
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LA DIAGONALE L’association les petites vertus visent à élaborer des projets au plus près de l’humain et travailler avec ceux qui sont éloignés de la culture – y compris ceux qui sont enfermés. Peux-tu parler de ta démarche au sein de cette association, en tant qu’actrice artiste ouverte à tous les oubliés, les invisibles, les plus fragiles ( à l’image des bandeaux inscrits sur la bâche, y compris ceux enfermé derrière mes murs des prisons en un temps où on ne parle que du « tout carcéral » ?
DELPHINE GRANDSART : " Le travail de la compagnie Les Petites Vertus cherche à prolonger cette réflexion dans des projets qui donnent la parole effectivement aux oubliés, aux invisibles, aux laissés-pour-compte, à ceux que la société a un jour abandonnés. Et si j’aime particulièrement travailler avec des personnes qui ont connu la prison c’est parce que je crois profondément qu’elles n’ont pas seulement « fauté » : elles ont d’abord été oubliées, exclues, dépouillées de leur place dans le monde. Mais là aussi, nous peinons avec la compagnie à organiser des ateliers en milieu fermé… Les budgets ont considérablement baissé et il n’y a plus de place pour de nouveaux projets. Je me sens très proche des gens en marge, incompris et abandonnés — et il n’est pas nécessaire d’en dire davantage. Il est facile de deviner pourquoi. Cette proximité-là est à la fois intime et artistique et c’est elle qui nourrit mon désir de créer avec la compagnie. L’art, pour moi, c’est une manière de leur redonner ce lieu-là un espace de dignité, de parole, de beauté même fragile."
Au moment où l’on prétend faire de la maladie mentale une « grande cause nationale », alors qu’on ferme des places de soin en unité psychiatrique, en s’attaquant à l’accès et à la diversité des pratiques de psychothérapie, cette fiction carcérale questionne aussi avec justesse et justice la criminalisation de la folie. Nous avons été bouleversé par la performance si humaine de Delphine Grandsart, qui ne sacrifie jamais son jeu à la facilité d’un pathos aguichant. Un rare moment de théâtre, si utile en ces temps d’indifférence à la souffrance d’autrui…
📍 @theatre.la.fleche – Paris
📅 Jusqu’au 13 décembre
🕘 Les samedis à 21h
🎟️https://theatrelafleche.fr