À la différence des représentations "banales" qui peuvent être lues selon la rhétorique usuelle, Daniel Arasse et Roland Barthes ont montré que la puissance d’une œuvre se manifeste notamment par la présence de détails incongrus en forme de punctum qui n'apparaissent pas toujours à la première vision, et dont on découvre dans l’après-coup de la mémoire, le caractère insolite ou intriguant.
En amputant quasi systématiquement ses personnages, Gastineau Massamba n’ajoute-t-il pas à ces figurations ce supplément étrange en forme d’absence qui attire le regard ? Ces êtres aux mains disproportionnées, à la stature imposante n’évoquent-il pas ainsi des colosses aux pieds d’argile ? Loin d’être une négligence, cette forclusion énigmatique de la figuration des pieds ne renvoie-t-elle pas à ce déracinement qui devient le sort quotidien des masses de notre époque, avec sa précarité, sa pauvreté, sa marginalisation ou l’exclusion poussée jusqu’à la frontière de l’inhumain ?
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Ce sol qui se dérobe sous les figures de Gatineau Massamba suggère immanquablement la condition de tous les demandeurs d’asile, des sans-papiers, des déplacés climatiques, et des immigrés entassés dans des ghettos suburbains.
Mais loin de sacrifier à un misérabilisme de bon aloi, le peintre dont la rage de l’expression évoque parfois celle des créations outsider, témoigne également de la puissance de l’art à surmonter cette expérience de la désolation. Les créateurs d’art brut qui se recrutent principalement parmi les migrants géographiques, et ont été chassés d’une culture ancestrale par la mondialisation, ces artistes expulsés de leur terre ne finissent-ils pas par se réinventer un monde parallèle, taillé à la mesure de leurs rêves ?
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Malgré l’apparente simplicité de ses motifs essentiellement centrés sur la figure humaine, la peinture de Gastineau Massamba n’en présente pas moins les caractères d’un hermétisme redoutable, tant l’espace pictural semble se refermer dans un huis clos à la fois étrange et familier. En choisissant de peindre sur des toiles de lin invariablement noires, le tableau ne prend-il pas l’aspect d’une chambre noire - en forme de clin d’œil, peut-être, au dispositif de la camera obscura cher à Léonard de Vinci et aux maîtres hollandais ? D’où la dimension baroque de cette peinture qui confère aux toiles l’allure des monades de Leibniz sans portes, ni fenêtres.
Contrairement à une tradition picturale faisant descendre l’éclairage du ciel ou d’un rapport frontal et extérieur, la lumière ne paraît-t-elle pas provenir des tréfonds de la toile ? Lumière d’outre-tombe ? Elle semble plutôt monter du sol comme pour mieux témoigner de ce rapport si fécond qui nous lie à la terre, et à ses fenaisons.
C'est dans ce clair-obscur que Gastineau Massamba installe ses personnages en les peignant pour la plupart en pied, solitaires ou triples, accompagnés parfois de motifs végétaux et animaliers, comme autant d’attributs symboliques d’une existence rendue à sa virginité. L’éclat des tournesols ponctuant de leurs feux colorés la pénombre des toiles renvoie sûrement à la présence tutélaire de Van Gogh qui règne sur cette peinture au réalisme transfiguré. Ailleurs, un homme tient un aigle dont la splendeur du plumage suggère la puissance et le calme souverain.
Ce rapace à la vue redoutable, n’incarne-t-il pas la figure d’un totem bienveillant pour le peintre dont l’art de la vision consiste à scruter le réel par-delà les ténèbres ? N’est-il pas également cet oiseau de paradis prenant sous ses ailes mordorés les rescapés du génocide Lari au Congo, dont l’artiste se fait le témoin dans plusieurs de ses toiles ?
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L’usage de l’acrylique et du pastel permet au peintre de retrouver l’énergie susceptible de saisir au plus vif les figures qu’il peint sans dessin préalable. L’artiste fait fi de toute narration et de décoration, il va à l’essentiel et attaque directement le motif sans préparer la toile. En bon dramaturge, il peint au plus profond de la chair. L’importance de la réserve dans cette peinture sur fond noir contribue à isoler les personnages. Un ascétisme qui confère à ses toiles un décorum quasi nul et qui n’est pas sans évoquer le dépouillement du théâtre de Beckett.
Les peintures de Gastineau Massamba sont traversées d’une tension entre la présence vivante des corps que le lyrisme exacerbé de la touche emporte dans le débordement de ses formes ondulantes au chatoiement de couleurs vives, et le caractère ascétique associé à l’extrême noirceur de l’univers désespérément vide qui les entourent. Cette dualité est elle-même redoublée par le contraste intense entre le traitement du corps que la peinture au doigt exalte en rendant au plus vif l’intensité expressive des mouvements corporels, et la facture plus distancée de la bouche et des yeux de chacun des visages peint au pinceau qui acquièrent ainsi la fixité hiératique d’un masque recouvrant la vie pulsionnelle de la chair.
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Né au Congo en 1973, Gastineau Massamba est très tôt initié par son père professeur à l’école des Beaux-Arts de Brazzaville, n’a toujours pas obtenu la régularisation de ses papiers malgré la reconnaissance de son art dans de nombreuses expositions, son mariage et la naissance de sa fille.
Peindre ou écrire c’est souvent s’adresser silencieusement à un être idéal, une mère, un père, une sœur ou un même un pays que l’on aimerait convaincre de sa valeur. Cette douleur que Gastineau Massamba s’acharne à représenter, ne fait-elle pas écho en chacun de nous à la détresse que l’enfant peut affronter dans l’absence de réponse à ce qu’il ressent ? Elle est, sans doute, semblable à celle que vivent quotidiennement tous les étrangers aujourd'hui suspendus à l’attente d’un guichet ou d’un agent administratif aussi indiffèrent que sourd.
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Gastineau Massamba
« Mokili Banga ntâba… »
Du 12 avril au 20 mai 2023
https://www.annedevillepoix.com/
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