Si Bouvy Enkobo développe un art du portrait de facture réaliste dans sa figuration apprise aux beaux-arts de Kinshasa, il élabore, en revanche, l’arrière-plan de ses motifs avec une jubilation toute expressionniste, se jouant de l’écart entre une peinture figurative explicite et un travail plastique de décomposition des fonds, conférant à ses toiles les allures des affiches déchirées de Villeglé ou de Hains. Cette technique très personnelle mêlant collage et acrylique, permet à l’artiste d’intensifier la présence de ses personnages qui semblent ainsi flotter en se détachant étrangement de ces fonds tumultueux aux couleurs chamarrées. Pour cela le peintre se fait colporteur d’affiches commerciales, électorales, ou de journaux remplis de graffitis, qu’il récupère principalement à Kinshasa, afin d’accompagner ses toiles d’une sorte de bande son urbaine leur impulsant une tonalité rythmique étonnante.
Agrandissement : Illustration 1
Agrandissement : Illustration 2
Toutefois, à la différence des artistes affichistes, Bouvy Enkobo ne se contente pas d’en exposer simplement les lambeaux. Par un subtil travail de collages et décollages, le peintre s’en sert comme autant d’embrayeurs plastiques participant à la dynamique des coloris, et à la dualité de sa peinture. En se servant de la technique de la lacération, chère aux affichistes, Bouvy Enkobo peut notamment révéler des effets de superposition de morceaux d’affiches différentes, révélant des quiproquos de sens, des détournements de messages publicitaires comme autant de jeux visuels sur la lisibilité des signes, des graphies et des photographies, des slogans, et autres logos une fois mis en pièces, décollés et recollés. D’ailleurs, si cette peinture témoigne d’une parenté certaine avec le Nouveau Réalisme, elle porte, en outre, des réminiscences de Lettrisme et de situationnisme, tout en regardant vers le Street Art.
Le titre du magnifique triptyque « L’étoile noire » (Minzoto ya moyindo) aux dimensions quasi muséales, présenté pour la première fois à la galerie Anne de Villepoix - véritable la clé de voûte de cette exposition - se réfère au prestige dont est auréolé celui qui revient au pays après un long voyage. Le fond aux allures de palimpseste, manifeste pour le peintre l’affirmation de sa propre identité, au gré de la diversité de ses pérégrinations.
Agrandissement : Illustration 3
Les deux tableaux dont le titre Talanga signifie « Regarde-moi » en lingala (la langue bantoue parlée en RDC), dialoguent dans une forme de diptyque saisissant. A propos de son autoportrait, Bouvy Enkobo confie, qu’il a été inspiré par la célèbre formule de Rimbaud « je est un autre » ? De fait, le peintre se représente sous l’aspect de deux personnes aussi ressemblantes que distinctes par leur couleur de peau. Ce dédoublement pictural de la personnalité témoigne, sans doute, de ce trouble sur l’identité qui peut gagner l’artiste lorsqu’il fait de sa peinture le support d’un travail de questionnement de sa propre personne. N’est-il pas semblable au poète qui tient un journal intime, en tentant de cerner les contours de son âme au fil d’une écriture quotidienne ? Ne devient-il pas étranger, étrange, quand il « se parle » à lui-même à travers ses peintures ? Peindre un autoportrait comme écrire un journal, n’est-ce pas faire l’expérience du double, dont Narcisse symbolise la recherche éperdue ? Et, si l’écrivain cherche à fixer son identité fuyante à travers les mots du langage, le peintre ne le fait-il pas en traçant sur la toile, les reflets changeants de son être ? Ne répète-il pas, ainsi, le geste inaugural de la peinture semblable à la fille de Dibutade traçant sur un mur l’ombre du profil de son amant ?
La posture interrogative de l’artiste la main posée sur sa bouche renvoie tout autant à l’expression perplexe de celui qui est saisi d’étonnement devant l’altérité de son propre moi, qu’au mutisme de sa condition de peintre. Plutarque ne disait-il pas, déjà, que « la peinture est une poésie muette » ? Du reste le caractère silencieux de ces tableaux, est d’autant plus intense qu’il se fait en contrepoint d’un brouhaha de rumeurs visuelles montant du tréfonds de la toile.
Agrandissement : Illustration 4
Que regardent-ils tous ces personnages ? Qu’attendent-ils ? Qu’espèrent-ils ? Se souviennent-ils, encore, de leurs ancêtres, et de ces « millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme » dont parlait Aimé Césaire ? Ne sont-ils pas, eux-mêmes, toujours pris dans cette sorte de servitude volontaire qui les soumet maintenant aux diktats de la mode, aux tentations du jeu et des nouvelles vanités, dont les logos ou les slogans de Pub, tapissant le fond de leurs âmes, agissent à la manière de mots d’ordre illusoires.
Agrandissement : Illustration 5
L’écrivain William Burroughs, inventa avec l’artiste Brion Gysin le cut-up, pour libérer des « hordes de mots » qui infectent nos subjectivités à la manière de virus. Ne sommes-nous pas tous traversés par des images, des informations, des énoncés collectifs et ne vivons-nous pas dans un flux perpétuel de mots d’ordre, de messages, qui finissent par nous déposséder de nous-mêmes ? La jeune africaine s’éclaircit la peau à grand renforts de produits cosmétiques (« Bio Claire », « Lemon Clear » « traitement de beauté éclaircissant » « Ghandour » « se blanchir »…), pour mieux ressembler à son modèle de « femme blanche ». Les médias constituent, plus que jamais, cet inconscient collectif qui hante nos psychismes, et dont Perec disait qu’ils créent « un univers écran qui nous est étranger ».Est-ce de cela dont la femme au pagne bleu se lamente, en se prenant la tête dans les mains, implorant le sort, face à l’invasion de ces nouveaux « virus » qui envahissent l’âme de ses enfants, d’une manière toute aussi redoutable, peut-être, que ceux du paludisme ou de l’épidémie Ébola ?
Bouvy ENKOBO
"Tala -Ye "(Regarde-le)
Exposition du 2 Octobre au 23 Novembre 2024
Agrandissement : Illustration 6