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Billet de blog 25 mai 2025

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John Urho Kemp, l’équation de l’art brut

L’accouplement monstrueux des mathématiques et de la fièvre mystique californienne n’en finit pas de questionner les limites de l’art. A découvrir à la galerie Christian Berst.

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Si les créateurs d’art brut s’emparent souvent des sciences et des techniques, bien plus rares sont ceux qui osent introduire leur fièvre démoniaque au cœur même de ce temple de la raison que constitue le langage mathématique. C’est la singularité de l’américain John Urho Kemp de proposer une œuvre absolument singulière aux allures de rêveries esthético-mathématiques.

Né en 1945, John Urho Kemp obtient en 1965 une licence en génie chimique et biochimique à l’université de Berkeley en Californie. Il travaille dans un premier temps comme ingénieur chimiste, puis démissionne pour étudier la Scientologie en Angleterre et à Los Angeles jusqu’en 1971. Pendant les dix années suivantes, il s’occupe d’un magasin d’antiquités à Los Angeles et voyage pour assister aux éclipses solaires qui le passionnent. La vie de John Urho Kemp connaît alors une bifurcation « schizo », et semble soudainement répondre à un appel mystique. Il pense atteindre « la révélation » à travers la méditation, la métaphysiques et les mathématiques. En place de l’écriture de sa biographie, il imagine des formules, des successions de chiffres dont lui seul connait le sens qui rendent compte de sa vie. 30 ans durant, l’Américain a médité sur les mystères de l’univers et transcrit ses spéculations cosmiques, mystiques, et philosophiques sur des milliers de support.

UNE SINGUALRITÉ ESTHÉTIQUE 

Contrairement aux créateurs d’art brut qui empruntent aux langages scientifiques, John Kemp semble cantonner son geste créatif au seul formalisme mathématique. Hormis quelques fantaisies graphiques, plusieurs messages à caractère ésotérique ou religieux, et certaines esquisses de visages scolairement dessinées, l’essentiel de sa production tient dans des milliers de pages recouvertes de diagrammes, d’équations, de formules algébriques et de séries chiffrées, allant jusqu’à coloniser des liasses interminables de papier d’imprimante.

Illustration 1
Illustration 2

UN ASCÈTE DANS L'ART BRUT ?

Dans ce détournement mystique des mathématiques, John Kemp réduit l’essentiel de son activité à un formalisme abstrait sans pareille dans le champ de l’art brut. Il apparaît alors comme un ascète de l’art brut, éloigné de toute délectation matiériste, ou d’affectation particulière pour les déchets, et autres fantaisies fétichistes. Ses productions sont à mille lieux de celles défendues en leur temps par Dubuffet qui voulait redonner à l’art sa dimension corporelle (manuelle et gestuelle). Ici aucune explosivité graphique. Pas de délectation rétinienne. Un chromatisme quasi nul. Pas de peintures sanguinolentes, ni d’esthétique du grotesque ou de la monstruosité. Les nietzschéens de l’art brut en seront pour leur compte. Enfin, aucun contenu érotique manifeste, à moins de voir dans les équations de Kemp, « les bras d’une inconnue mise à nue ».

REMAKE DUCHAMP  ?

Aussi les tenants de la pureté de l’art, y compris dans sa forme « brute », ne manqueront pas de reprendre les rengaines associées habituellement à l’émergence d'une création insolite qui contrevient, ainsi, à nos coutumes esthétiques. Est-ce de l’art ? des mathématiques ? une curiosité esthétique ou clinique ? de la scientologie ? etc. Aussi, en examinant le projet de John Urho Kemp, nous revient l’interrogation essentielle de Marcel Duchamp : « peut-on faire une oeuvre qui ne soit pas d’art ? »

Illustration 3

UNE LOGIQUE DES MOUVEMENTS ABERRANTS 

Car derrière l’humeur appliquée et prudente de Kemp se cache sans doute un geste infiniment plus iconoclaste qu’il n’y paraît. Non seulement le californien s’attaque à la grammaire même de la pensée rationnelle et scolaire, mais son excès est ailleurs. Malgré la diversité des pièces exposées (fréquemment présentées sous la forme de pages photocopiées recto verso d’environ 10 par 12 cm), on ne peut être que sensible à « la force énigmatique de l’ensemble graphique qu’elle constitue », selon l’expression de Gaël Charbau chargé du commissariat. La mise en espace de l’exposition met particulièrement bien en valeur le débordement et l’excès qui accompagnent la fureur mathématique de l’artiste. Au point que les murs de la galerie pourraient être entièrement envahis, dans un mouvement de débordement brut, des dessins de Kemp – dont n’est présentée ici qu’une infime partie de l’ensemble de l’œuvre.

Illustration 4
vue de l'exposition

C’est la raison pour laquelle il serait vain de vouloir penser une telle création à partir d’une esthétique des formes, pourtant si tentante dans sa présentation abstraite et mathématique. En fait, les milliers de dessins de Kemp témoignent d’une implacable logique qui n’a rien de mathématique. Pour autant, le caractère irrationnel de l’œuvre et son aberration ne signifie aucunement qu’elle soit dépourvue de logique. C’est au contraire dans la mesure où elle manifeste une logique implacable et secrète – ne se réduisant nullement à sa signification psychique ou à sa forme mathématique - qu’elle témoigne de cette puissance créatrice propre à l’art brut. Devant ces centaines de signes, d’équations, de série, il ne s’agit donc pas de poser la question : qu’est-ce que cela signifie ? mais quelle est la logique ? comment ça marche ? etc.

LA LOGIQUE DE L'ART BRUT Kemp témoigne d’une logique implacable qui échappe à toute raison. Celle-ci constitue sans doute l’une des plus haute puissance d’exister, et l’un des ressorts secrets de l’art brut, alors que le vulgaire n’y voit qu’une forme d’idiotie aux allures d'entêtement aveugle ! Mais, à la différence des logiques ô combien mortifères et déraisonnables des traders d’aujourd’hui et des nouveaux maniaques de l’IA, qui reterritorialisent les mathématiques dans les eaux glacées du contrôle insomniaque, elles retrouvent chez Kemp ce goût du mystère et du jeu esthétique. 

Illustration 5

UNE ILLUMINATION PROFANE 

Sans doute, s’agisait-il, également, pour Kemp d’accéder à une forme d’ « illumination profane », comme d’autres l’ont fait avec la musique, les drogues, le new Age, à l’instar de la génération des Ginsberg et Dylan. Comme le rapporte le commissaire de l’exposition Gaël Charbau : « Kemp diffusait en effet gratuitement des « offrandes », ces petits dessins photocopiés de quelques centimètres carrés qui condensaient ses méditations alphanumériques. Il les donnait à des inconnus ou les laissait sur des pare-brise. » Un prosélytisme sans lendemain ! Les quelques photos de l’artiste témoignent d’une existence marginale, digne d’un personnage tout droit sorti d’un film des frères Cohen. A l’instar de la plupart des créateurs d’art brut. Kemp diffusait, gratuitement, ses petits dessins photocopiés de quelques centimètres carrés qui condensaient ses méditations alphanumériques. Il les donnait en offrande à des inconnus ou les laissait sur des pare-brises. Un prosélytisme de la solitude, sans lendemain ni aucun converti.
 

Illustration 6
John Urho Kemp portrait

https://christianberst.com/exhibitions/exhibition-365 

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