On connaissait Edie Sedgwick, l’égérie d’Andy Warhol, Gréco la muse de Saint-Germain-des-Près, Anna Karina et Godard, on redécouvre La Goulue qui inspira Lautrec. Cette insoumise qui fit trembler le carcan moral de la Belle Époque reste une icône intemporelle. À l’occasion du truculent spectacle « Louise Weber dite la Goulue » présenté au Essaïon Théâtre, le public peut saisir l’importance de ce personnage par-delà l’image d’Épinal de la reine du french cancan. Car Louise Joséphine Weber qui débuta les bals publics à l’âge de 6 ans, en 1872 à l’Élysée Montmartre sous le regard bienveillant de Victor Hugo, incarne bien plus qu’une danseuse de cabaret qui fit émouvoir les vieux aristocrates aux mains blanches. Comme le dit la comédienne Delphine Grandsart qui campe à merveille cette figure hors norme : « Il y a chez Louise Weber une volonté d’être libre qui résonne aujourd’hui. Ce personnage de la IIIe République est en cela d’une grande modernité. De tous temps cette volonté n’est pas sans conséquence et Louise Weber a d’ailleurs fini ses jours dans la misère la plus totale. Louise Weber revendiquait une forte liberté personnelle et sociale. Elle contestait la loi et les autorités et n’avait pas peur du désordre pour défendre ses idéaux. À travers son parcours, ce sont les femmes que nous célébrons et l’humain en général. J’ai toujours pensé qu’être au cœur de l’humain (partir de l’intime – l’intériorité et l’espace mental d’un personnage...) était peut-être l’acte le plus politique qui soit et si défendre des projets aujourd’hui a un sens pour moi, il réside dans cette volonté de partager avec le public des moments de vie qui donnent à réfléchir sur notre place dans la société. »

Agrandissement : Illustration 1

Envol et chute, triomphe et déchéance, gloire et immolation, agilité et ataxie : à l’instar du destin des figures « clownesques » qui envahissent les œuvres des artistes à la fin du XIXème siècle, la vie de La Goulue oscille entre ces extrêmes. Celle qui connaît la gloire au Moulin Rouge et inaugure comme première vedette la scène de l’Olympia à la fin du 19ème siècle est l’une des premières stars de l’histoire de la culture populaire. Née le 12 juillet 1866 à Clichy dans un décor digne de Dickens, elle est abandonnée par sa mère à l’âge de 3 ans. Son père amputé des jambes finira par mourir de ses blessures de guerre en 1873. Danser devient vite pour la jeune Louise Weber l’expression d’une soif d’émancipation insatiable. À l’instar de La Fanfarlo de Baudelaire pour qui la danse « est la poésie avec les bras et les jambes », elle ne connaîtra d’autre langage que celui de ses pas, et restera la femme enfant qui ne parlera qu’avec ses jambes. Mais à la différence des mouvements rêvés par le poète des Fleurs du mal permettant à la femme de s’évader de la matière, La Goulue incarne la danse dans la matérialité la plus crue ; celle de la chair offerte à tous les péchés. Elle s’y complait, s’y roule, et s’y vautre avec un plaisir vorace entraînant son public, « son semblable ». Elle incarne cette femme dont Baudelaire dans Mon cœur mis à nu exècre le portrait. La figure inversée du dandy !
« La femme a faim et elle veut manger. Soif et elle veut boire. Elle est en rut et elle veut être foutue...La femme est naturelle, c’est-à-dire abominable...La femme ne sait pas séparer l’âme du corps ? Elle est simpliste comme les animaux. – Un satirique dirait que c’est parce qu’elle n’a qu’un corps. »

Agrandissement : Illustration 2

Mais la Goulue n’a que faire du jugement des hommes ! Elle affirme avec culot sa passion « animale ». Elle se moque de la bienséance, et de l’hypocrisie bourgeoise de cette fin de siècle qui vient s’encanailler dans les cabarets. Celle qui débuta comme blanchisseuse, puis lavandière est devenue également modèle pour les peintres et les photographes, dont l’illustre Renoir ! Seul lui importe de gagner de l’argent en s’introduisant dans le milieu de l’art, là où brille une tout autre lumière que celle des faubourgs, et des fortifications. Tour à tour, elle participe à une revue au cirque Fernando, puis elle fait la danseuse à l’Élysée-Montmartre, ainsi qu’à la Closerie des Lilas à Montparnasse. Mais c’est au Moulin Rouge qu’elle est lancée dans le cancan et qu’elle devient la reine de cette danse, en taquinant comme personne l’audience masculine, faisant voler les chapeaux des hommes de la pointe de ses pieds, vidant sans vergogne les verres des clients, et apostrophant les puissants. Au Prince Édouard VII venu assister à une représentation du Moulin Rouge, elle n’hésite pas à lancer : « Hé, Galles ! Tu paies l’champagne ! C’est toi qui régales, ou c’est ta mère qui invite ? ».

Agrandissement : Illustration 3

L’écrivain et critique Octave Mirbeau est tout autant fasciné qu’effrayé par une femme aussi libre.
« La Goulue, il faut lui rendre cette justice, est une assez belle grosse fille, épaisse, colorée qui exerce son sacerdoce avec une tranquillité remarquable. Elle plane imperturbable au-dessus de la foule maladive de ses fanatiques. Elle sait ce qu’elle est, ce qu’elle vaut, ce qu’ils valent et, sereine répand autour d’elle l’ordure à pleine bouche quand elle ne mange pas. Quand elle mange, le mot ordurier qui sort alterne avec la bouchée qui entre. C’est cette brutalité radieuse qui est son seul esprit ».
Assurément, on est loin des portraits de femmes soumises qui peuplèrent la scène de l’art de ce 19ème siècle finissant. Que l’on songe seulement aux nombres d’épouses mal mariées du répertoire de la littérature : Emma Bovary, Thérèse Raquin, Gervaise Macquart, etc. toutes sont à l’image de ces femmes condamnées à vivre leur vie et leur sexualité par procuration. Au regard de ces figures de la soumission, La Goulue a tout d’un anti- modèle obscène et indomptable, à l’instar de ces fauves qu’elle s’en ira dompter à la fin de sa vie. Celle qui se promenait dans les bals avec un bouc en laisse, pour moquer la bienséance qui imposait aux femmes de l’époque d’être accompagnées d’un mâle dans les lieux publics, paiera le prix fort de sa fierté et de tous ses excès.

Agrandissement : Illustration 4

Dans une excellente mise en scène où l’on remonte le fil du temps, on découvre La Goulue abimée par l’alcool achevant sa vie comme elle l’avait commencée dans la misère, entourée d’une cour d’animaux de cirque ainsi qu’une multitude de chiens et de chats, méconnaissable, à vendre des allumettes devant le Moulin-Rouge. Elle se souvient de cet ultime geste d’indépendance, en 1895, alors qu’elle est au faîte de sa gloire, riche et célèbre, où elle décide de quitter le Moulin Rouge et de se mettre à son compte dans des fêtes foraines minables, et à monter un numéro de dompteuse.
Delphine Grandsart revisite avec brio la figure hors norme de la Goulue. Il fallait toute l’énergie et l’humanité d’une grande actrice pour redonner vie à une telle femme !
Teaser du spectacle « Louise Weber dite la Goulue »
au Essaïon Théâtre
Reservations: 01 42 78 46 42
https://www.essaion-theatre.com/

Agrandissement : Illustration 5
