En puisant ses portraits dans son univers le plus familier, parmi ses proches, et ses amis, la peinture d’Atsoupé témoigne d’un ancrage essentiellement domestique, qui n’est pas sans évoquer le dépouillement de certaines créations d’art brut, ignorant toute forme d’emprunt à un corpus d’images extraites d’un bagage culturel aussi sophistiqué qu’étendu. On ne trouvera pas chez l’artiste d’origine togolaise, de références explicites à la BD ou à la SF, à l’histoire de la peinture ou à celle du cinéma, à la photographie ou à l’iconographie des cultures africaines ; encore moins d’allusions à une quelconque actualité politique ou sociale. Rarement une peinture n’a peut-être eu l’audace d’affirmer sa présence souveraine à partir des seules puissances de son art ! Alors que la plupart des artistes contemporains deviennent des véritables communicants accompagnant leurs expositions de tout un ensemble de paratextes, comme autant de motifs, d’alibis et de justifications à leurs créations, Atsoupé, non sans malice, revendique un sens de l’épure qui confère à son œuvre la solennité du recueillement silencieux.

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Ne peut-on pas dire à propos de cette nouvelle série de portraits, ce que Bataille retenait, déjà, des peintures de Manet, à savoir qu’elles ne tiennent « plus leur majesté d'une signification politique, mais de la place qu'il donne à l'art, devenu pour lui la valeur suprême » ?
De fait, tous ces visages, la plupart féminins, qui nous fixent de leurs regards insistants, malgré leur abondante parure, ne sont pas sans évoquer la nudité farouche de la fameuse Olympia. Ils semblent s’affranchir de tout un pathos inutile et bavard, pour mieux affirmer la présence du seul fait pictural. Ils nous rappellent également que les êtres comme les expériences profondes de notre vie, les moments les plus marquants de notre passé sont irrémédiablement muets.

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En tordant résolument le cou à toute sorte d’éloquence, la peinture d’Atsoupé se place sur le lieu oublié de l’enfance, de ce temps disparu en nous, en amont du langage, et dont la peinture parfois entrevoit les « formes vacillantes » ou les « ombres aimées », selon la célèbre formule de Goethe.
L’artiste ne se contente pas d’éluder de ses tableaux le moindre propos narratif, au profit d’une peinture quasiment dépourvu de tout geste, elle soustrait habilement à ses personnages la possibilité d’actions, et de se mouvoir en les privant systématiquement de leurs jambes. Les toiles s’arrêtent toutes aux bustes, et plongent ainsi les figures dans une immobilité qui sied à la méditation. Les corps de Sirènes, de guerrières ou de déesses ne sont-ils pas tous frappées d’une troublante inertie ? Ne semblent-ils pas acculés, dos au mur comme autant de témoins impuissants à agir, semblables à certains personnages de Jeff Wall ou de Beckett, dont la rage de vivre semble s’être réfugiée dans la dérision de postures incongrues et étranges ?
De ce point de vue, la peinture d’Atsoupé participe d’une esthétique délaissant la représentation d’une narration et d’un moi agissant pour devenir production de « purs » percepts. Elle appartient pleinement à ce corpus artistique témoignant de cette crise de l’image-action, dont les œuvres d’Antonioni, de Godard, ou de Jeff Walls sont les plus célèbres témoignages. Ce dernier n’écrivait-il pas à propos de l’une de ses photographies les plus connue, Gestus :
« Voilà ce qui reste de notre vie d’aujourd’hui de l’idée ancienne de geste en tant que forme picturale de la conscience historique » ?

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Les personnages d’Atsoupé ne sont-ils pas des témoins autant que des Voyants ? Deleuze, prenait comme exemple type du voyant, la situation du soldat mortellement blessé. De fait, cette exigence d’un art de pur « voyance » qui touche au plus près du mutisme de l’infans, Atsoupé en a, sans doute, ressenti l’impérieuse nécessité durant sa longue hospitalisation qui suivit son accident de voiture survenu à l’adolescence, au cours de laquelle l’apprentissage de la peinture l’aida à se reconstruire et à retrouver ce qu’elle avait perdu de son passé.
En ce sens son parcours rappelle celui de ces figures illustres d’un art-médecine incarné dans l’expérience d’un trauma quasiment initiatique, à l’instar de celui vécu par des personnalités aussi diverses que Beuys, Tàpies, Frida Kahlo, Sam Francis ou à un moindre degré Basquiat. Toutefois, si la peinture d’Atsoupé porte en elle irrémédiablement l’épreuve du deuil et du traumatisme, elle est également imprégnée de l’enchantement d’une enfance vécue au contact des paysages de son Afrique natale. D’où, sans doute, ce mélange de candeur et de sourde violence qui traverse son travail, et confère à la surface de la toile, au subjectile, le caractère d’un épiderme parcouru des traces de son passé. Le contour des visages témoigne d’une fluidité sans pareil du trait, et d’une légèreté de la touche qui tranche avec la présence inquiétante de taches de sang (Déesse).

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La peintre magnifie ses portraits par un traitement des couleurs, emportant les figures dans des dégradés subtils, mêlant des bleus de Prusse, des rouges carmin ou des verts de jade. Par ailleurs, la dimension votive de cette peintre, n’est pas sans rappeler la pratique de l'ex-voto présente tout autant chez Frida Kahlo ou chez Annette Messager, contribuant à faire de l’œuvre une offrande en témoignage d’une guérison, et une adresse à ceux qu’on a perdu.

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Si l’épiphanie du visage est au cœur de l’œuvre d’Atsoupé, sa peinture manifeste également un souci insolite pour tout ce que Derrida a désigné par le terme de parergon ; à savoir ce qui vient compléter l’œuvre sur le mode de l’ornementation, voire du superflu. À l’instar de nombreux auteurs d’Art Brut qui s’accommodent difficilement des conventions en matière de représentation, Atsoupé malmène allégrement les codes traditionnels de la peinture. Car, ce n’est pas seulement, le cadre en bois, le « frame » anglais qui entoure la composition que perverti la peintre - allongeant parfois démesurément les bras ou les chevelures de ses sujets au-delà des limites supposées du tableau (Deux silhouettes) - mais aussi son support en l’agrémentant de nombreux éléments de récupération.
Enfin, en affirmant le caractère pleinement matériel de ses toiles à grands renforts d’incrustations d’objets (boutons, passementeries, …), Atsoupé se fait un malin plaisir à nous rappeler qu’un tableau avant d’être une représentation, fut-elle celle d’une femme nue ou d’une quelconque anecdote, selon la formule des peintres Nabis, est essentiellement une surface recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées.

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Bien plus, en ornant d’accessoires apparemment incongrus ses portraits qui viennent de surcroît disperser l’attention du spectateur, la jeune peintre ne s’affranchit-elle pas de la planéité de la toile ? Le regard n’est-il pas fréquemment attiré par ces ajouts qui recouvrent étrangement le visage ? Que dire de ces morceaux de cartons, des napperons, des médailles ou de ces pièces d’étoffes et de lainage qui viennent s’intégrer, avec humour souvent, à son vocabulaire plastique ?
Atsoupé ne manifeste-t-elle pas, ainsi, une jubilation à transgresser le partage du visible et du tactile ? Ne se joue-t-elle pas du sacro-saint interdit pictural prohibant de toucher l’image peinte ? Non seulement, l’artiste invite le spectateur à dépasser la seule perception optique de ses œuvres, au profit d’une vision haptique intégrant toutes les composantes tactiles ordinairement refoulées de l’expérience esthétique ordinaire, mais elle vise, aussi, à retrouver cette indifférenciation profonde des sensations, propre à l’enfance.
Aussi, regarder une peinture d’Atsoupé, n’est-ce pas retrouver un peu la présence de l’enfant primitif qui se réjouit, effrayé parce qu’en lui palpite la vie animale, survivante, préservée et non encore détruite par la morale trop civilisée des adultes bavards ?

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ATSOUPÉ « Bruits depluie »
Vernissage le mercredi 27 septembre 2023 de 18h à 21h
Exposition du 28 septembre au 4 novembre 2023