La jeune cinéaste Ava DuVernay vient, avec Selma (2015), de réaliser un très grand film consacré à un épisode crucial de la lutte des Noirs pour l’égalité civique aux États-Unis. Cette œuvre rompt avec la représentation aseptisée de Martin Luther King, l’orateur œcuménique de I Have A Dream, et redonne au combat de King sa dimension révolutionnaire et pleinement spirituelle.
Le portrait qui se dégage de ce film n’est pas celui d’un dirigeant soumis et adepte du compromis, mais un leader, un héro de la communauté noire ; un individu, dont on souligne à la fois les qualités et les défauts ; un combattant des droits qui a su imposer aux Blancs son agenda politique.
Héro et paria
Si Martin Luther King est aujourd’hui universellement admiré, il n’en a pas toujours été ainsi. À la veille de son assassinat en 1968, une large majorité d’Américains avait une opinion très négative de lui. Le rôle principal est joué par David Oyelowo, qui incarne King de manière émouvante et subtile. L’acteur britannique recrée le pasteur baptiste tel qu’il était : il met en scène son militantisme intelligent et courageux, ainsi que sa stratégie spirituelle qui repose sur un appel à la décence, à la tranquille humanité des religieux et des laïcs. Cette démarche pragmatique a assuré le succès de son combat. Le charisme de King n’est pas fortuit ou feint : il parle vrai et agit vrai, et le peuple le sait.
L’action débute à Stockholm en 1964. Accompagné de son épouse Coretta (Carmen Ejogo), Martin Luther King s’apprête à recevoir le prix Nobel de la paix. Respecté et admiré dans le monde, King est presque un paria dans son pays. De retour aux États-Unis, il décide de mener campagne en faveur du droit de vote des Noirs dans le sud du pays. En 1965, il se rend à Selma, petite ville dans l’État ultra-conservateur d’Alabama.
À partir de 1963, le Student Nonviolent Coordinating Committee tente de faire inscrire les Noirs sur les listes électorales, sans grand succès. Ce droit est pourtant théoriquement acquis, mais des fonctionnaires racistes le piétinent en toute impunité, avec le soutien implicite des autorités élues. Une scène montre Annie Lee Cooper (Oprah Winfrey), une résidente de Selma, tenter de faire enregistrer sa demande d’inscription. Bien que le formulaire soit parfaitement en règle, un fonctionnaire suprémaciste la rejette dans un geste d’arbitraire d’une violence inouïe.
Martin Luther King et Coretta marchent entre Selma et Montgomery (mars 1965)
Martin Luther King est reçu à la Maison blanche par le président Lyndon B Johnson (joué par un autre acteur britannique, Tom Wilkinson), fraîchement élu. Le militant des droits civiques demande au président de faire cesser ces pratiques discriminatoires et illégales. Johnson, alors engagé dans la guerre du Vietnam, botte en touche, estimant que le droit de vote est “techniquement” déjà accordé à travers le Civil Rights Act de 1964. Sans soutien politique, King n’a pas d’autre choix que de mener la lutte sur le terrain.
Un pays institutionnellement raciste
Le sud des États-Unis, au milieu des années 60, est institutionnellement raciste ; un racisme encouragé par le gouverneur réactionnaire George Wallace (Tim Roth). Ce mode de gouvernement est mis en pratique de manière débridée par une police locale, mi-milice, mi-organisation fasciste. À son arrivée dans un hôtel, de la ville, King est frappé au visage par le propriétaire des lieux qui refuse de l’héberger.
Une manifestation de Noirs en ville est réprimée violemment par la police qui tabasse indistinctement des jeunes, des vieux, des hommes et des femmes, tous non-violents. À la suite d’une marche qui tourne mal, Jimmie Lee Jackson, un jeune activiste noir est assassiné par la police, dans un café où il avait trouvé refuge. Son grand-père et sa mère assistent, horrifiés et impuissants, à cette scène insoutenable.
Martin Luther King est emprisonné à la suite de cette marche. Pendant cet épisode carcéral, l’épouse de King reçoit la visite de Marlcom X, le militant radical et partisan d’une confrontation violente avec l’État raciste américain. Malcom X avait auparavant traité King de “collaborateur” et “d’idiot utile” des élites libérales blanches. C’est un Malcom X humble, presque animé d’un esprit de compromis qui s’adresse à Coretta. Il sera assassiné peu après.
DuVernay reconstitue avec subtilité un personnage complexe : la bravoure et l'intelligence de King ne fait aucun doute. Mais elle insiste aussi sur le sentiment de peur et de doute qui assaille le pasteur à tout moment. Son mariage est sous tension et se délite ; sa femme n’en peut plus de cette vie dangereuse, des appels téléphoniques anonymes à la maison, de la peur de l’assassinat et de la mort qui peut frapper à tout moment.
Afin de frapper les esprits, King organise une marche entre Selma et Montgomery, la capitale de l’Alabama, distante d’une soixantaine de kilomètres. Le film, qui n’est pas un biopique, va principalement se concentrer sur ces trois marches historiques et décisives. Lors de la première marche, King est absent. Les manifestants – tous Noirs – empruntent le pont Edmund Pettus (qui était le dirigeant local du Ku Klux Klan ; ce pont porte toujours ce nom aujourd’hui). La police en tenue de combat et à cheval les attend. Sans sommation, ils chargent et frappent la foule à l’aide de bâtons entourés de fil de fer barbelé ; ils fouettent les manifestant comme du vulgaire bétail. Le président Johnson et des millions d’Américains, choqués et médusés, regardent à la télévision cette scène de pure barbarie. Cette journée sinistre fut nommée Bloody Sunday (le dimanche sanglant). Une manifestante témoigne : “les chevaux avaient plus d’humanité que les policiers”.
Marcher pour la justice
King ne se résigne pas. Il organise une autre marche et invite l’ensemble des hommes de “foi et de justice” à rejoindre le mouvement. Les manifestants noirs sont accompagnés par des représentants de toutes les religions ; des Blancs sont présents aussi. Cette fois-ci, le pasteur va mener la marche. Johnson tente de le dissuader, en vain. Sur le point Edmund Pettus, la police cette fois-ci s’écarte pour les laisser passer. King s’agenouille, prie et décide de rebrousser chemin à la surprise générale. Il dira ensuite qu’il craignait des violences sur le parcours et ne pouvait donc prendre le risque de les faire subir à cette foule pacifique.
C’est le tournant, car une semaine plus tard, le président Johnson décline devant le Congrès le détail d’une loi qui inscrit dans la pratique l’égalité des droits civiques entre communautés ethniques. Légaliste et maniant autant l’éthique de la responsabilité que l’éthique de la conviction, King veut faire approuver devant les tribunaux le droit des manifestants à marcher de Selma à Montgomery. Il gagne cette bataille judiciaire. Martin Luther King emmène 4.000 marcheurs jusque la capitale de l’Alabama et fait un discours triomphal devant la maison du gouverneur Wallace.
Moïse et Josué
En mars 2007, Barack Obama, alors jeune sénateur, fit une allocution dans l’Église baptiste de Selma et revendiqua une filiation directe avec le combat de King. À cette occasion, il déclara que King et ses camarades appartenaient à la génération de Moïse, celle qui avait “séparé les eaux”, tandis que la sienne était celle de Josué, en charge de la mise en pratique des droits obtenus par la génération King.
On peut, aujourd’hui, poser la question : à quoi a servi la première présidence noire des États-Unis sur le plan de l’approfondissement des droits sociaux-économiques des Noirs ? À pas grand chose serait-on tenté de répondre au vu de la multiplication de crimes policiers contre des Noirs, dont la grande majorité reste impunie.
On a pu ainsi voir Obama appeler vainement au calme après le verdict rendu dans le meurtre de Ferguson. On a pu s’apercevoir à cette occasion que rien ou si peu a changé depuis l’époque de Martin Luther King : Ferguson est une ville qui comporte une majorité d’habitants noirs. Pourtant, la police, la mairie ou encore les écoles sont gérées presque exclusivement par des Blancs ; la population noire continue de peu voter et les inégalités socio-économiques entre les Noirs et le reste de la population américaine sont plus marquées que jamais. Cela renvoie au débat entre droits théoriques et abstraits et leur application concrète, ainsi que leur impact dans la vie quotidienne des invididus.
La présidence Obama a pourtant eu une influence positive sur une nouvelle génération de cinéastes afro-américains, telle Ava DuVernay. Selma, Lincoln, Red Tails, The Help ou encore The Butler : autant de films post-2008 qui mettent en scène le combat des Noirs pour leur émancipation sociale et politique et qui dénoncent le racisme anti-Noir. S’il y a un effet Obama, il est peut-être là. De l’avis de nombreux cinéastes américains, de tels films auraient pu difficilement être réalisés et commercialisés dans l’avant-Obama.
Que manque-t-il alors au mouvement Noir actuel ? L'absence de leadership était flagrant lors des récentes émeutes raciales. À Ferguson, le révérend Jesse Jackson fut chaleureusement accueilli par une foule jeune, mais il fut conspué dès qu’il tenta de promouvoir son organisation. Il est vrai que Martin Luther King a été l’homme politique américain le plus déterminant du 20e siècle, et l’un des personnages les plus importants dans le monde également. Un leader insoumis et unique.
Twitter : @PhMarliere