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Billet de blog 17 décembre 2014

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Une soirée à la London Review of Books

Au cœur de Bloomsbury – le quartier latin londonien – l’immeuble passe presque inaperçu, coincé entre un pub anonyme et des boutiques pour touristes. Il suffit de traverser l’étroite rue pour se retrouver devant l’entrée du British Museum. Depuis 2003, la London Review of Books a élu domicile au 14 Bury Place.

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Au cœur de Bloomsbury – le quartier latin londonien – l’immeuble passe presque inaperçu, coincé entre un pub anonyme et des boutiques pour touristes. Il suffit de traverser l’étroite rue pour se retrouver devant l’entrée du British Museum. Depuis 2003, la London Review of Books a élu domicile au 14 Bury Place.

La librairie occupe deux étages. On accède par une porte à gauche à un minuscule café. Pendant la journée, on peut commander dans ce havre de paix des cakes et des scones avec du thé.

La London Review of Books (LRB) est avant tout une revue de critique littéraire créé en 1979. Pendant six mois, la LRB parut en supplément de la New York Review of Books, puis devint pleinement indépendante à partir de 1980. La LRB, revue rebelle et liberal (c’est-à-dire de gauche radicale), s’est depuis opposée aux conservatismes et impérialismes de tout poil. Fidèle à ces engagements, elle a été anti-Thatcher, anti-Blair, anti-neocon et, plus récemment, elle a pris position contre le colonialisme israélien. Alan Bennett, qui contribue de longue date à la revue, la décrit comme « constamment radicale ».

Des plumes de gauche distinguées ont écrit dans la LRB : Tariq Ali, Perry Anderson, Fredric Jameson, Christopher Hitchens (avant sa dérive neo-con), Éric Hobsbawm, Terry Eagleton, Tony Judt, Susan Sontag, Martin Amis, Pankaj Misha, Edward Saïd, Slavoj Žižek ou Tom Paulin. Les controverses politico-littéraires sont fréquentes. En 2004, Perry Anderson rédigea un essai corrosif sur le déclinisme réactionnaire de La France qui tombe[1]. En 2006, les politologues John Mearsheimer et Stephen publièrent une longue étude sur l’influence du « lobby israélien » aux États-Unis qui fit grand bruit[2]. En 2011, Pankaj Mishra critiqua la « vision néo-impérialiste » contenue dans Civilisation : The West and the Rest de l’historien conservateur Niall Ferguson. Ce dernier menaça d’intenter un procès à l’auteur et à la revue pour « diffamation »[3].

Avec un rythme de parution bimensuel, la LRB publie une quinzaine d’essais longs par numéro (les plus longs pouvant faire jusqu’à 80.000 signes). La plupart sont des recensions de livres parus ; d’autres sont des essais libres. Les articles qui portent sur la littérature, l’art, le cinéma et la politique sont directement commandés aux auteurs qui sont bien rémunérés. Les éditeurs sont très exigeants quant au contenu et au style. Un article peut faire l’objet de trois, voire quatre aller et retour entre l’auteur et l’éditeur. La direction est cependant plus flexible pour ce qui concerne les deadlines. Une date de remise de l’article non-tenue peut être renégociée ; l’essentiel semble être que le papier parvienne un jour à la rédaction.

Mary-Kay Wilmers, âgée aujourd’hui de 75 ans, est à la tête de la revue depuis 1992. Sous sa direction, sa circulation n’a cessé de croître, s’établissant à 65,000 exemplaires vendus par numéro. Le site reçoit 575.000 visites par mois. Dans un monde de la presse en crise, la LRB fait figure d’exception.

La LRB organisait lundi 15 décembre son annuelle Christmas party. Lorsque j’arrivai sur les lieux vers 19h30, la librairie et le café adjacent étaient déjà combles. Quand on n’est pas un écrivain – a fortiori, un écrivain célèbre – peut-on tranquillement tapoter l’épaule d’une Hilary Mantel, d’une Zadie Smith ou d’un Ian McEwan croisés sur le passage ? Peut-on s’inviter dans une de leur conservation ? C’est impensable. Si l’envie vous en prenait, le cercle d’admirateurs qui entoure l’écrivain empêche tout rapprochement.

Dans cet univers très Oxbridge, il serait malvenu d’étaler sa culture et de tenter d’en imposer. Un éminent critique littéraire à la BBC débat de manière animée de la situation à Arsenal FC. Il déclare avec solennité qu’il est temps qu’Arsène Wenger s’en aille. Ses interlocuteurs opinent du bonnet.

La démographie de cette foule d’écrivains et de critiques littéraires me surprend. Les personnes présentes sont, en général, soit très jeunes (qu’ont-elles pu avoir eu le temps d’écrire à un si jeune âge ?) ou très vieilles (que peuvent-elles avoir la force d’écrire à un âge aussi avancé ?).

Afin de « repérer les lieux », je me fraie un chemin dans la dense foule ; contourne les invités en prenant soin de ne pas marcher sur les pieds ou de ne pas les bousculer ; toutes choses qui nécessitent de savantes contorsions car la salle est surpeuplée.

Espérant y retrouver une tête ou deux connues, je me rends au bar. Un serveur en tenue blanche m’apprend que les bouteilles de champagne ont toutes été bues dans la première demi-heure. Il me recommande de goûter quelques sushi savant qu’il ne soit trop tard. J’échange quelques plaisanteries avec lui avant d’entamer une conversation avec le très jeune maquettiste de la revue. Il me pose des questions sur l’état de la presse en France, puis me présente la sous-rédactrice en chef de la LRB. Elle m’explique, essoufflée, qu’il est extrêmement compliqué d’atteindre le bar quand on se trouve à l’angle opposé de la pièce. J’acquiesce.

Une connaissance que je n’avais pas vu depuis des années m’aborde, sans me saluer, pour me dire sur un ton désapprobateur qu’il lit occasionnellement mon blog sur Mediapart. Nulle part ailleurs qu’à la LRB pourrais-je entendre une telle excentricité.

Séparée de moi par une masse compacte de corps animés, mais dans ma ligne de mire, j’aperçois une journaliste du Guardian, qui me regarde fixement depuis quelques minutes. Prenant mon courage à deux mains, je commence à marcher dans sa direction. Elle vient à ma rencontre, mais, lorsqu'elle arrive à mon niveau, elle continue sa marche me laissant au milieu de la pièce. Elle poursuit sa traversée tortuesque en direction du bar où je me trouvais quelques secondes auparavant. Elle s’empare avec un sourire satisfait d’un verre de vin blanc généreusement rempli qu’elle vide à une vitesse inquiétante.

Je vais saluer un éditeur qui, parfois, me demande de recenser des livres de politique française. Alors que je prends congé de lui, j’aperçois un barbu bedonnant qui revient du bar avec un grand verre de vin rouge à la main. Il marche trop rapidement dans cette pièce surpeuplée. Son pas n’est pas assuré, il titube un peu. Parvenu au centre de la pièce, il renverse la moitié du verre sur le chemisier blanc d’une invitée. Je comprends alors qu’il est temps de quitter les lieux.


[1] Perry Anderson, « Dégringolade », London Review of Books, Vol. 26, No. 17, pp. 3-9, http://www.lrb.co.uk/v26/n17/perry-anderson/degringolade

[2] John Mearsheimer, Stephen Walt, « The Israel lobby », London Review of Books, 23 mars 2006, Vol. 28, No. 6, pp. 3-12, http://www.lrb.co.uk/v28/n06/john-mearsheimer/the-israel-lobby

[3] Pankaj Mishra, « Watch this man », London Review of Books, Vol. 33, No. 21, 3 novembre 2011, pp. 10-12, http://www.lrb.co.uk/v33/n21/pankaj-mishra/watch-this-man


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