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Billet de blog 1 décembre 2010

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Irlande: le bal des faux culs

Quelle relation de cause à effet existe-t-il entre un taux d'imposition réduit sur les bénéfices des entreprises et la formation d'une bulle spéculative immobilière par le biais d'une explosion du crédit bancaire ? Aucune, zip, nada, zéro.

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Quelle relation de cause à effet existe-t-il entre un taux d'imposition réduit sur les bénéfices des entreprises et la formation d'une bulle spéculative immobilière par le biais d'une explosion du crédit bancaire ? Aucune, zip, nada, zéro. Pourtant, si on se réfère au sottisier médiatique qui s'est emballé à propos de la crise irlandaise, tous les maux de la verte Eire viendraient d'un IS «prédateur» et il faudrait maintenant faire payer aux Irlandais le prix de la solidarité financière européenne en exigeant d'eux qu'ils «harmonisent» leur fiscalité avec leurs nouveaux bailleurs de fonds.

Et qui sont les pères la vertu qui tiennent ce discours moralisateur ? Les Allemands, qui ont eux-mêmes réduit sensiblement le taux de l'IS et mise en œuvre depuis dix ans une telle politique de rigueur salariale, destinée à regagner une compétitivité érodée par la réunification, que certains ont pu parler de «dumping social» ? L'Autriche, qui s'est adaptée à une concurrence sur ses frontières de l'Est avec des nouveaux Etats membres qui ont eu la chance de pouvoir écrire leur système fiscal sur une page blanche après l'effondrement des régimes communistes ? Les Pays-Bas qui ont cherché et réussi à attirer les sièges européens, et parfois même mondiaux, des multinationales en accordant à ces implantations hors sol des conditions particulièrement favorables? Et la France, la France bien sûr, qui se gargarise de l'impact positif de son crédit d'impôt recherche sur l'attractivité de son territoire? Sans oublier les innombrables niches fiscales qui font que le taux d'IS effectivement acquitté est souvent bien inférieur au taux affiché.
Oui, l'Irlande a abaissé, en 2003, à 12,5% le taux d'imposition sur les bénéfices de toutes les entreprises opérant sur son territoire, sous la pression des autorités européennes qui contestaient un régime fiscal spécifique ciblant jusque-là les entreprises d'origine étrangère. A noter que ce changement est bien postérieur au formidable décollage économique qui a permis en une génération au «Tigre celtique» de passer, en revenu par tête, des derniers rangs de la classe européenne à la deuxième position, devancé seulement par le minuscule et peu représentatif Luxembourg.
Est-il besoin de rappeler que le régime fiscal n'est qu'un des éléments, et pas nécessairement le plus important, qui motivent l'implantation d'une entreprise étrangère? La qualité et le coût de la main d'œuvre, le niveau des infrastructures, l'environnement bureaucratique, la gouvernance publique et bien sûr langue, en l'occurrence l'anglais (et non le gaélique !) sont des éléments qui pèsent aussi sinon plus lourd ?
On signalera encore que la stratégie d'attraction des investissements directs est très ancienne en Irlande, l'IDA (Industrial Development Agency) ayant servi de modèle à bien d'autres pays. Et comment pourrait-il autrement, dans un petit pays périphérique, éloigné des grands marchés continentaux, séparé de l'Europe par... la Grande-Bretagne? C'était quoi au juste le modèle de croissance dans l'Irlande de «The Quiet Man" (L'homme tranquille)? Le chômage perpétuel, l'émigration aux Etats-Unis, le séminaire et la Guiness?
Avant leur entrée dans l'Union européenne, l'Irlande et le Portugal, autre petit périphérique, étaient à peu près sur la même ligne de départ en terme de richesse, ou plutôt de pauvreté, par habitant. Avant l'arrivée de la crise mondiale, les Irlandais avaient atteint 120% de la moyenne européenne, alors que le Portugal, dépassé par certains nouveaux Etats membres, stagnait autour de 75%. Le salaire minimum en Irlande est près de trois fois celui en vigueur au Portugal (1.400 euros contre 475). Même s'il devait baisser de 10%, voire 20% sous l'effet des plans d'austérité, l'écart resterait substantiel.
Si cruelle soit-elle, la crise financière n'annulera pas les gains considérables réalisés par l'économie et la société irlandaises en un quart de siècle de participation à l'aventure européenne. Elle devrait coûter au pays de l'ordre de 30% du PIB valeur 2010, dans la norme historique des crises financières pour les pays émergents, ce que l'Irlande était à bien des égards. L'accès soudain au crédit pas cher et abondant à dater de l'entrée dans l'Union économique et monétaire a joué le même rôle que l'afflux de capitaux flottants dans les pays émergents.
L'Irlande et sa classe politique sont-ils les seuls responsables d'avoir laissé se former une bulle de crédit bancaire et de spéculation immobilière comme d'ailleurs dans d'autres pays, y compris à l'extérieur de la zone euro (cf. la Grande-Bretagne). Les instances européennes, Commission et Banque centrale européenne notamment, avaient-elles identifié le problème en amont? Se sont-elles souciées des failles dans la régulation bancaire ? Le Pacte de stabilité et de croissance comprenait-il parmi ses critères la maîtrise de la création de crédit? La réponse à ces questions est : non, non, non et...non.
Alors, l'Irlande a commencé à payer et va encore payer la facture de la crise. Il ne serait d'ailleurs pas absurde que ceux qui ont financé ses excès passent aussi à la caisse, ces banques allemandes tellement bien gérées notamment ! Dublin va ajuster les dépenses publiques à la nouvelle réalité et réformer sa fiscalité, ne serait-ce que parce que les recettes liées à l'immobilier ne reviendront pas de sitôt. Mais que les donneurs de leçon, qui ont tout compris...après l'évènement, balayent devant leur porte et surtout nous expliquent quel est le modèle de développement alternatif accessible à une petite économie périphérique et ouverte.

Publié initialement sur Orange.fr, le 24 novembre 2010

PS: ce billet a été rédigé avant que ne soit connu le détail du nouveau programme d'austérité quadriennal proposé par le gouvernement irlandais. La baisse du salaire minimum qui y est prévue est de 15%.