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Billet de blog 14 avril 2008

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Réponse à Daniel Bouton: il est temps de changer de modèle

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Réponse à Daniel Bouton
Monsieur le Président,
«Je ne suis pas d'accord avec une thèse popularisée en France par le journaliste Philippe Riès», avez-vous lancé le 9 avril, lors de votre audition devant la commission des Finances de l'Assemblée nationale en qualité de PDG de la Société Générale et président de la Fédération bancaire française.

Selon vous, «s'il y a eu exportation de la crise par les Etats-Unis, c'est qu'il y a eu auparavant exportation de la prospérité par les Etats-Unis».
«Popularisée» est optimiste puisque le constat d'un transfert du risque financier des Etats-Unis vers le reste du monde, établi par le «Forum commun» travaillant dans le cadre du Comité de Bâle pour la supervision bancaire, n'a guère trouvé d'écho ailleurs que sur Mediapart. Merci, Daniel Bouton, d'être un de ses 6.000 premiers abonnés.
En réalité, depuis plusieurs décennies maintenant, les Etats-Unis ont importé la prospérité et exporté les crises.
La matrice des crises financières qui se succèdent à un rythme soutenu, c'est une décision unilatérale prise en août 1971 par l'administration Nixon de suspendre la convertibilité du dollar en or, mettant ainsi à bas le système monétaire international mis en place en 1944 par les accords de Bretton Woods. La première puissance mondiale s'émancipe ainsi de toute discipline multilatérale dans le domaine monétaire et fait sauter le robinet qui contrôlait dosait la création de liquidités. Les Etats-Unis se lancent dans l'ère des «déficits sans pleurs» (notre compatriote Jacques Rueff) et le dollar dans celle du «debasement» (on lui retire ses fondations).
A la source de chacune des répliques qui suivront cette secousse initiale, il y a, directement ou indirectement, une décision ou une attitude des Etats-Unis.
Deux exemples : pour tuer l'inflation galopante aux Etats-Unis, le président de la Fed Paul Volcker orchestre au début des années 80 une hausse brutale des taux d'intérêt, et fait accessoirement «sauter» l'Amérique Latine, endettée massivement en pétrodollars recyclés par les grandes banques américaines ; en 1995, pour soulager l'économie japonaise asphyxiée par la hausse du yen face au dollar, Washington et Tokyo concluent «un accord du Plaza à l'envers» (Kenneth Courtis) mais la hausse du billet vert envoie dans le mur l'Asie du Sud-est dont les devises sont liées au...et les dettes souscrites en...dollar.
Un phénomène comparable se déroule en ce moment sous nos yeux puisque la stratégie mise en œuvre par la Fed de Ben Bernanke (baisse sauvage des taux d'intérêts directeurs en pleine poussée inflationniste mondiale) est une contre-indication fatale pour des pays où l'inflation s'envole, mais dont la politique monétaire est faite à Washington par le biais d'un lien fixe entre leur devise nationale et le dollar. Chine, Hong Kong, pays du Golfe, etc. perdent le contrôle de l'inflation, celle des actifs notamment, et ces «pegs» vont sauter à plus ou moins brève échéance. La Chine a manifestement décidé de laisser s'accélérer la hausse du yuan face au dollar.

Inversion de flux

Second point, vous savez fort bien, Monsieur le président, que la tuyauterie financière internationale, fonctionne à flux inversé : c'est la première puissance économique mondiale, le pays le plus riche, qui a siphonné l'épargne mondiale, celle des acteurs privés quand ils sont consentants, celle que gèrent les agences publiques quand les premiers votent avec leurs pieds. Les Etats-Unis étaient peut-être l'acheteur en dernier ressort, mais avec l'argent des autres. Dette qui ne sera jamais remboursée. Qui ne consommerait pas jusqu'à l'indigestion s'il pouvait payer avec des billets imprimés par sa photocopieuse mais néanmoins acceptés, bon gré mal gré, par des fournisseurs contraints.
Certes, les Etats-Unis ne peuvent être tenus pour directement responsables du mercantilisme pratiqué, à l'école du Japon, par les pays d'Asie orientale. Mais, comme pour la drogue, la demande créé l'offre autant, sinon plus, que l'inverse.
En réalité, on a assisté et on assiste encore à un énorme transfert de richesses, de «prospérité», des pays créanciers vers les Etats-Unis débiteurs. Les Chinois, après les Japonais, financent l'achat par les consommateurs américains, des produits fabriqués dans leurs usines. Un banquier français que vous connaissez bien ne m'avouait-il pas, en septembre 2007, qu'en achetant ces «déchets toxiques» financiers fabriqués à Wall Street (les «subprime» et leurs dérivés), les banques européennes avaient elles aussi contribué à financer le déficit des comptes courants des Etats-Unis.
Incidemment, je me permets d'attirer votre attention sur les éditoriaux, articles et libres opinions publiés ces derniers temps par le Wall Street Journal qui ne se joignent pas au concert de louanges qui ont célébré en France les décisions des autorités monétaires américaines. Il est vrai que notre pays compte une génération entière d'économistes et de journalistes ou commentateurs qui se sont disqualifiés en se prosternant devant la statue de «Saint» Alan Greenspan, veau d'or à l'éclat terni qu'ils ont entrepris tardivement de lapider. Inutile de les nommer, vous les connaissez, ils se reconnaîtront et les écrits restent.
Feu Robert Bartley, qui a dirigé pendant trente ans les pages Opinions du Journal, savait mieux. Un pays ne peut durablement acheter sa prospérité par la dévaluation de sa monnaie. Il y aurait d'ailleurs beaucoup à dire sur la répartition des fruits de cette prospérité aux Etats-Unis même. De même est-il contestable de sur-pondérer dans la performance économique récente de l'Amérique (surestimée comme inversement, celle de l'Europe a été sous-estimée) la contribution de la sphère financière. L'innovation technologique, l'immigration, le dynamisme démographique, le taux de renouvellement des entreprises, pour ne citer que quelques éléments, présentent des références au moins aussi bonnes. Et sans présenter l'inconvénient de faire sauter la caisse tous les cinq ou dix ans.

Une crise du dollar


Et maintenant ?
Comme vient de l'indiquer Paul Volcker, nous sommes dans une crise du dollar. Crise potentiellement beaucoup plus sérieuse que celle dite des subprime.
Abusés à plusieurs reprises dans le passé, les créanciers de l'Amérique demandent désormais à convertir leurs dollars papier en actifs solides (sociétés cotées, immobilier commercial, infrastructures, etc.), quand les réflexes protectionnistes ne s'y opposent pas. La flambée des cours matières premières est aussi, pour partie, fonction de la défiance vis à vis du billet vert. L'or n'est pas la seule valeur refuge, même si, à mille dollars l'once, il est en voie de réhabilitation. Ceci en dépit d'un courant vendeur orchestré par les banques centrales ou un FMI nécessiteux.
Il fut un temps lointain où la haute administration française, dont vous avez été, Monsieur le président, un membre éminent, était à la pointe du combat intellectuel et politique pour ramener un peu de discipline dans le domaine monétaire. Depuis les accords du Louvre en 1987, plus rien. Sur l'histoire parallèle de la régulation commerciale multilatérale (frustre mais effective) et de la régulation financière mondiale (inexistante), je me permets de vous signaler l'entretien que votre camarade (de l'inspection des Finances) Pascal Lamy, directeur général de l'OMC, vient d'accorder à Mediapart.
Lassés de la surdité et de l'unilatéralisme des Etats-Unis, les Européens ont trouvé entre temps une riposte partielle avec la création de l'euro, qui a réduit substantiellement la vulnérabilité de nos économies aux chocs monétaires externes. Mais si l'euro est en voie d'acquérir les caractéristiques «techniques» d'une monnaie de réserve alternative au dollar (par glissement progressif et contrôlé, espérons le), il lui manque encore le muscle politique, mais aussi la prise de conscience que ce qui est possible va devenir inévitable.
A quelque chose, malheur est bon. Parmi les bonnes nouvelles de ces mois de crise financière, il y a la maîtrise et le sang-froid affichés par la toute jeune Banque centrale européenne, au moment même où la note de la Fed, née en 1913, est rétrogradée de plusieurs échelons, avec implication négative. Le «découplage» entre Francfort et Washington est effectif, dans les têtes et dans les faits.
Pour reprendre le titre d'un ouvrage récent sur l'industrie automobile, «Time for a model change» (il est temps de changer de modèle), Monsieur le président.
Philippe Riès