Certes, comparaison n'est pas raison. Mais il est tout de même des rapprochements trop tentants pour ne pas être explorés. A entendre les experts (l'auteur de ces lignes avoue n'avoir pas regardé un seul match de la Coupe du Monde de football), si l'Allemagne affiche de telles performances en Afrique du Sud, c'est que cette équipe rajeunie, métissée (en soi une innovation majeure) et collective, a également renouvelé un jeu autrefois fondé sur la puissance physique et l'opportunisme. Non seulement la Mannshaft gagne (à la date de sa demi-finale) mais elle y met la manière.
La France, elle, perd et elle y met aussi la manière, la mauvaise.
Comme son équipe de football, l'Allemagne a consacré les dix dernières années à un gros effort de repositionnement. Objectif: embrasser la mondialisation alors que d'autres se contentent de la dénoncer. Autant arrêter la mer avec les mains.
Outre-Rhin, il s'est agi d'un effort collectif. La dépense publique a été réduite de l'équivalent de neuf points de PIB. Après le sinistre épisode de novembre 2003, où, alliée à la France de Chirac, l'Allemagne de Schroeder avait organisé un putsch contre la Commission européenne pour s'émanciper des règles du Pacte de stabilité et de croissance, la Grande Coalition au pouvoir à Berlin, s'est de nouveau soumise volontairement, unilatéralement et discrètement à la discipline de l'Union économique et monétaire. Ce que ses dispendieux partenaires, à commencer par une France incapable de quitter la trajectoire suicidaire de l'endettement public, réaliseront tardivement.
En s'appuyant sur les pays de l'ex-bloc communiste, qui allaient devenir en 2004 les nouveaux Etats membres de l'Union européenne, l'industrie allemande a réorganisé en profondeur sa chaîne de production, pour alléger ses coûts, complétant ainsi la rigueur salariale lui permettant de maintenir à domicile un puissant outil industriel.
Certes, tout n'est pas parfait dans le jeu allemand, comme en témoignent les tribulations d'un système financier sclérosé et sous influence politique qui a payé un lourd tribut à la crise financière mondiale. L'intégration des Länders de l'ex-Allemagne de l'Est, énorme fardeau financier que la République Fédérale a assumé tout en restant contributeur net au budget de l'UE, est un chantier encore inachevé. Et la démographie allemande, sans être aussi catastrophique que celle du Japon, pointe vers le déclin. Il n'y a pas de «modèle allemand» mais le bilan est globalement positif.
Le problème, colossal pour les dirigeants français, est que cette Allemagne qui a bien engagé son adaptation à la nouvelle donne économique et politique mondiale, n'a plus pour un projet européen en panne les yeux de Chimène, comme l'analyse si pertinemment le journaliste allemand Wolfgang Proissl, dans l'essai rédigé pour le laboratoire d'idées bruxellois Bruegel. Et la France en est pour partie responsable.
N'ayant pas vu cette évolution stratégique, ceux qui se sont succédés aux commandes de la France pendant cette première décennie du 21ème siècle, ont commis deux erreurs cardinales. Ils n'ont cessé d'affaiblir les institutions européennes et de saper la méthode communautaire, au profit d'une chimère «intergouvernementale» censée restaurer leur «souveraineté» face aux «bureaucrates de Bruxelles». La désignation puis le maintien de Barroso à la tête de l'exécutif européen est l'incarnation de cette politique. Et ils se sont enfoncés dans le déni de réalité en retardant sans cesse le moment de vérité pour une économie et un Etat français espérant d'une Europe défensive, «protectrice», une garantie du statu quo.
Pour imposer ses choix à l'Europe, comme en témoigne le déroulement de la crise de la dette grecque, Berlin n'a pas besoin d'élever la voix. Les marchés feront le travail. La France peut décrocher, et elle le paiera du triple A sur sa dette souveraine, de son statut en Europe, de sa prospérité future. Ou raccrocher, au prix d'un effort violent et douloureux parce que tardif et mal préparé. Avec une équipe au pouvoir qui donne la même image de pétaudière que les Bleus en Afrique du Sud, les jeux sont ouverts.
Publié initialement sur Orange.fr, le 7 juillet 2010
PS: dans ce billet mis en ligne le matin même de la demi-finale perdue par l'Allemagne face à l'Espagne, futur vainqueur de la Coupe du Monde, j'ai voulu défier le pronostic de Paul le poulpe. Autant pour moi. Mais cela ne remet que marginalement en cause l'écart de performance (et de comportement) entre les équipes de France et d'Allemagne.