C'est un spectacle unique au monde et complètement gratuit. Pour y participer, car les spectateurs font partie de la fête, il suffit de se rendre, le 11 novembre, jour de la Saint Martin, au gros bourg agricole de Golega, au centre du Portugal, dans cette plaine du Ribatejo baignée par le Tage (comme son nom l'indique). Ici, on ne célèbre pas la fin d'un des massacres à grande échelle auxquels s'est adonnée rituellement l'humanité (avec une vigueur particulière en Europe au 20ème siècle) mais la plus belle conquête de l'homme dans son expression la plus achevée, le pur sang lusitanien.
L'enfant le plus connu de cette terre est sans doute José Saramago, prix Nobel de littérature (à tort ou à raison) né dans un des villages du «conseil» de Galega. Mais la vraie vedette locale, c'est ce cheval qui fut celui des rois de France avant de devenir la monture des cavaliers de concours (John Withaker avec Novilheiro) et de connaître un destin international grandissant de cheval de dressage et de selle grâce à l'enseignement de celui qui est regardé à travers le monde comme le plus grand écuyer du XXème siècle, le maître Nuno Oliveira. Cette année, pour le 20ème anniversaire de sa mort, la 34ème Foire nationale du cheval de Golega (mais elle remonte au 18ème siècle sous son ancien nom de Foire de la Saint Martin) rendait hommage à Nuno Oliveira, continuateur des grands théoriciens français, pour qui l'équitation était un art avant d'être un sport, le cheval un partenaire, un égal et non un sujet.
Sur la piste déroulée autour de la carrière centrale du Largo do Arneiro, les éleveurs, du plus modeste aux plus prestigieux (les nombreuses branches de la dynastie des Veiga, une des deux «lignes de sang» du lusitanien moderne) sont là pour présenter leurs produits, en tournant du début de l'après-midi jusqu'à deux ou trois heures du matin. Dans la nuit déjà froide, les colonnes de fumée signalent la vente des châtaignes grillées, que l'on accompagne de quantités peu raisonnables d'«agua pé», de bière ou de vin nouveau.
Au coucher du soleil, heure de pointe de la manifestation, des centaines d'étalons vont faire admirer leurs allures et leurs robes, ce gris pommelé qui va si bien au lusitanien, l'alezan sombre des Alter Real du haras national d'Alter (au delà du Tage, en Alentejo), du blanc pur au noir d'encre en passant par les rares couleurs «Isabel» ou encore «Albino» (ivoire mariée à des yeux d'un bleu délavé). Cavaliers et amazones, encore le plus souvent vêtus du costume traditionnel (même si le laisser-aller contemporain et le téléphone portable gagnent du terrain), veste courte et large chapeau à bords plats, font étalage, avec plus ou moins de bonheur, de leur science des figures de haute école, du piaffer à la pirouette au galop, épaule en dedans, pas et trot espagnol, appuyer à droite et à gauche, etc. C'est la danse des machos, car pour ne pas exciter ces messieurs, si près du sang qu'ils l'ont parfois très chaud, on dirait que les «éguas» (dames et demoiselles) sont interdites de cité pendant la semaine de la Saint Martin.
Souvent, on est venu en famille, deux ou trois générations à cheval. Les plus jeunes cavaliers n'ont guère plus de cinq ans et déjà l'assurance de qui est pratiquement né sur une selle portugaise. Les plus âgés, quatre-vingts printemps passés. Dans la ronde des anonymes (pour qui n'appartient pas au monde fermé du cheval), on reconnaît ainsi un Manuel Sabino Duarte, 83 ans, ancienne gloire de la tauromachie et longtemps animateur de la défunte Coudelaria Nacional de Santarem. Ou les grandes bacchantes grises de J. Felipe Figueiredo Graciosa, écuyer en chef de l'Ecole Portugaise d'Art Equestre, homologue du Cadre Noir et de l'Ecole espagnole de Vienne. Et encore telle jeune étoile montante de la «tourada» à cheval, une profession qui se féminise à grands pas. Le soir et le froid venus, on sort les manteaux traditionnels de l'Alentejo, en lainage épais, à double mantelet et col bordé de renard.
Golega est surtout le marché de l'étalon lusitanien. Dans des boxes édifiés tout autour du Largo do Arneiro et dans les innombrables écuries, permanentes ou aménagées pour l'occasion à travers la ville, poulains et chevaux des grands noms de l'élevage portugais attendent le client, venu d'aussi loin que l'Australie ou le Brésil. Depuis la présentation historique à Genève à la fin des années 50 des chevaux façonnés par Nuno Oliveira (dont le légendaire Euclide) qui l'a fait sortir de l'oubli, le pur sang lusitanien s'exporte aujourd'hui dans le monde entier. Des associations d'éleveurs de PSL très actives existent, de la Belgique au Brésil, et les juges portugais se déplacent pour qualifier étalons et juments. S'il n'est plus considéré comme compétitif, en raison de sa taille raisonnable (autour de 1,60 m au garrot), dans les compétitions internationales de dressage passées sous la coupe de l'école germanique (l'antithèse de l'enseignement de Nuno Oliveira), ce cheval à la fois fier et docile, puissant et flexible, connaît une popularité croissante chez les pratiquants de l'art équestre.
Tout ne va pourtant pas pour le mieux dans monde du cheval lusitanien. Occupé à macadamiser le pays du nord au sud, le gouvernement portugais s'est pratiquement désengagé du soutien à ce qui est pourtant une activité économique significative à l'échelle de ce pays et une composante essentielle du patrimoine portugais. La Coudelaria Nacional de Santarem a fermé ses portes en 2007, son activité étant partiellement reprise par celle d'Alter do Chao, qui se débat elle-même dans de graves difficultés financières (malgré une restauration ambitieuse des installations financée par des fonds de l'Union européenne) depuis son transfert à une fondation privée. Mais la petite ville d'Alter est désormais reliée à la capitale régionale Portalegre par une magnifique voie rapide, qui a coûté des dizaines de millions d'euros et qu'empruntent au plus quelques centaines de véhicules par jour. Typique.