KAMAKURA, Japon, jeudi 17 mars
Pour prendre un peu de recul par rapport au séisme qui a frappé le pays où je me suis installé l'an dernier, j'ai marché quelque deux kilomètres mercredi matin depuis notre maison jusqu'au Grand Bouddha de Kamakura, le site le plus fameux de cette ville côtière dans la grande banlieue sud-ouest de Tokyo.
Je suis submergé par la sérénité à chaque fois que je contemple cette statue de bronze de plus de 13 mètres fondue au 13ème siècle. Je ne suis pas enclin à la spiritualité, encore moins un disciple du Bouddha. Mais j'y suis allé pour vérifier de mes propres yeux que le Bouddha était là comme à l'accoutumé, qu'il ne baignait pas dans un halo radioactif venu de réacteurs nucléaires en folie à 320 kilomètres au nord.
Absurde. Evidemment. Mais guère plus pourtant que nombre des réactions que j'ai vu ou lu au cours des deux derniers jours: Ies hordes d'expatriés qui cassent leur tirelire pour s'envoler hors du pays; les autorités en Chine, en Corée du Sud, à Singapour et ailleurs qui contrôlent la radioactivité des produits alimentaires importés du Japon; le bon peuple américain qui réclame des capsules d'iode pour se protéger des particules qui se promènent à travers le Pacifique. J'ai été inondé de messages venant de nos proches qui se demandent si nous allons être évacués. Eh bien, même si cette inquiétude nous va droit au cœur, nous restons.
Comme nous ne vivons pas à proximité immédiate de la centrale nucléaire, nous avons la conviction que nous sommes en sécurité comme à l'habitude - ce qui veut dire extrêmement en sécurité, le genre de sécurité qui nous incite à laisser notre gamin de 10 ans faire un long trajet en train et bus pour aller à l'école. Les répliques, les coupures d'électricité, la ruée sur les rayons d'alimentation, les longues queues pour faire le plein - tout cela passera, et comment nous plaindre quand on sait quelles souffrances endurent depuis le 11 mars les habitants de la côte nord-est du Japon.
Si quelque chose peut nous inquiéter, c'est qu'une perception du Japon comme un pays qui n'est pas sûr lui inflige une série de pénalités économiques et psychologiques. Cela ne ferait qu'aggraver encore la tragédie qu'il traverse et durcir le défi auquel il est confronté au moment même où il a besoin de toute l'aide possible.
Par exemple, les Japonais ont pris conscience, ces dernières années, de la nécessité de promouvoir l'archipel comme une destination touristique, mais combien de millions de visiteurs potentiels vont-ils renoncer à se rendre dans les merveilleux temples de Kyoto par peur d'être irradiés? Le riz, les fruits et d'autres produits alimentaires de qualité exceptionnelle ont commencé à attirer la clientèle d'une Asie de plus en plus prospère, ouvrant l'espoir qu'une agriculture surprotégée devienne à la fois plus ouverte et plus moderne. Est-ce que ces marchés d'exportation vont se fermer si la nourriture japonaise acquiert un goût d'atome un peu trop prononcé ?
Le nombre des Japonais qui étudient et travaillent à l'étranger doit augmenter pour que la nation puisse affronter avec succès à la globalisation mais cela sera-t-il possible si les Japonais s'attendent à y être reçus comme des espèces de zombies émetteurs de rayons gamma? Comme vient de le rappeler mon ancien collègue Rob Stein, des habitants de régions voisines de précédents accidents nucléaires ont été stigmatisés et ostracisés, ce qui les a rendu encore plus vulnérables aux maladies liées au stress.
Je dois avouer que quand la nouvelle est tombée de l'accident dans les centrales nucléaires, je ne suis demandé si des particules dangereuses pouvaient parvenir jusqu'à nous. Mais quand je suis allé au-delà des titres des journaux, j'ai compris que le risque était négligeable pour les 125 millions de résidents de l'archipel (à l'exception évidemment des ouvriers de l'usine qui se comportent comme des héros).
J'ai lu par exemple qu'après le désastre de Chernobyl, la plupart des décès ont frappé des enfants vivant dans la région qui avait bu du lait venant de vaches ayant ingurgité de l'herbe contaminé, une erreur que les Japonais ne vont pas répéter. J'ai réalisé que même la fusion du cœur d'un réacteur - en quoi je voyais l'apocalypse pour des millions de gens - n'auraient pas nécessairement des conséquences graves sur la santé humaine, certainement pas en tout cas pour les gens vivant assez loin pour que les particules se dispersent avant de les atteindre. Les radiations, apprend-on, sont un agent cancérigène assez faible. Même parmi les «hibakusha», le nom donné aux survivants des attaques atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, on ne constate pas une proportion de cancers plus élevée que dans la population dans son ensemble.
La nature exacte de ce qui se passe dans les réacteurs nucléaires est encore incertaine. Mais cela n'a aucun sens pour des gens comme nous de faire nos valises et de partir. Pas plus qu'il n'est rationnel, ici ou à l'étranger, de se comporter comme si le Japon était un chaudron de matières fissiles. Toutes ces manifestations sincères de sympathie pour les victimes du tremblement de terre n'auront guère de poids si une réaction exagérée à ce gâchis nucléaire noircit encore le sort tragique du Japon.
L'atmosphère ici n'est sans doute pas la meilleure incitation à y venir en touriste. Mon épouse essuie ses larmes nuit après nuit en regardant à la télévision les interviews des habitants des régions côtières dévastées par le tsunami. C'est à cette angoisse avant tout qu'il faut prêter attention.
Par conséquent, il faut absolument remettre les choses en perspective. Si les étrangers se détournent des vacances au Japon, des offres d'emploi dans l'archipel, de ses produits ou de ses habitants à cause d'une peur irrationnelle des radiations, ils aggraveront et prolongeront le traumatisme infligé par la nature. D'ici quelques mois, le Japon aura retrouvé sa physionomie, exsudant peut-être même un regain de vitalité puisé dans un sentiment renouvelé d'un destin national. Les trains y seront à nouveau d'une ponctualité ahurissante, la nourriture abondante et délicieuse. Quand cela se produira, souhaitons que les étrangers reconnaissent que le Japon - avec le Grand Bouddha et tant d'autres merveilles - reste un pays où la sécurité est exemplaire.
Paul Blustein, ancien correspondant à Tokyo du Washington Post, est un auteur et un chercheur attaché à la Brookings Institution et au Centre for International Governance Innovation.
Avec l'accord de mon confrère et ami Paul Blustein, retourné vivre au Japon, à Kamakura, en août dernier avec son épouse japonaise et leurs deux garçons, j'ai traduit ce billet, publié originellement dans les pages Opinions du washingtonpost.com. Je ne pense pas avoir besoin d'expliquer pourquoi.