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Billet de blog 19 mai 2010

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Le chapeau de Jean-Claude Trichet

Le chapeau de Jean-Claude Trichet n'est pas de ceux que l'on porte, même quand ce printemps 2010 a des allures d'hiver. Il est de ceux que l'on mange.

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Le chapeau de Jean-Claude Trichet n'est pas de ceux que l'on porte, même quand ce printemps 2010 a des allures d'hiver. Il est de ceux que l'on mange.


C'était jeudi (6 mai) à Lisbonne, où le conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne avait trouvé un refuge temporaire contre les frimas de Francfort. Du rachat des dettes des Etats européens par la BCE, LA mesure qu'espéraient des marchés financiers paniqués par la contagion grecque, il ne fût même pas question. Dixit son président. Trois jours plus tard à Bruxelles, en marge d'une réunion de crise des ministres des Finances de l'UE, c'était décidé. L'impensable était devenu l'indispensable. Et dés lundi matin (10 mai), joignant le geste à la parole, la Bundesbank comme la Banque de France devaient se porter acquéreuses sur le marché secondaire de ce papier estampillé «public» qui brûlait les doigts des investisseurs privés.
Lisbonne, avant de donner son nom à une stratégie de croissance européenne mort-née et à un tragique malentendu constitutionnel, fut (et demeure) la ville de Fernando Pessoa, immense poète camouflé en employé de bureau, l'homme au chapeau noir immortalisé par Almada Negreiros. Grand amateur de poésie, Jean-Claude Trichet n'ignore pas que Pessoa, «voyageur immobile», a, sans presque jamais quitter les ruelles descendant du Chiado, vécu les nombreuses vies de ses hétéronymes, de Ricardo Reis à Alberto Caeiro, d'Alvaro de Campos à Bernardo Soares, pour ne citer que les plus importants. Si le Trichet de Bruxelles ignore celui de Lisbonne, c'est peut-être qu'à l'image des hétéronymes de Pessoa, ils mènent des vies parallèles, «ayatollah» de l'euro fort et renfloueur des banques, «psychorigide» obsédé par l'inflation et bailleur de fonds pragmatique des dévergondages budgétaires. Au risque de désorienter ses partisans comme ses adversaires.
Du 9 août 2007 au 10 mai 2010, en passant par la tempête de septembre 2008, la BCE présidée par l'ancien gouverneur de la Banque de France a manifesté dans la gestion de crise une maîtrise à la mesure de la complaisance affichée au cours des années antérieures vis à vis de l'accumulation des tensions dans un système qui, contrairement à ce que pensait et disait alors Jean-Claude Trichet, n'était pas du tout «géré».
Vendredi 7 mai, la BCE a très vite compris que le marché interbancaire européen et mondial était menacé, comme après la faillite de Lehman Brothers, d'un accès de défiance conduisant tout droit à la thrombose. Elle a prévenu l'accident vasculaire en devenant acheteur en dernier ressort des montagnes de dettes publiques nichées dans les bilans des banques européennes. Au passage, la manœuvre, provoquant une détente brutale sur les marchés obligataires et une remontée spectaculaire des bourses, a sans doute étrillé quelques «spéculateurs».
Mais pour la BCE et son président, c'est un nouveau succès technique au goût doux-amer. La sortie des mesures «non conventionnelles» imposées par la crise est repoussée à des jours meilleurs. Même si la BCE n'en est pas encore à souscrire directement aux adjudications des Etats de la zone euro, ce que les Traités européens lui interdisent en principe, elle s'est avancée sur le chemin escarpé et glissant de la monétisation de la dette publique. Si la confiance n'était pas rétablie très vite, et cela dépend exclusivement de la capacité politique des gouvernements de la zone euro à pratiquer la «rigueur» promise aux marchés, la banque centrale devrait porter durablement dans un bilan hypertrophié des actifs de qualité douteuse (à commencer par la dette grecque). C'est dangereux pour l'euro, qui reste sous pression, et pour l'ancrage des anticipations inflationnistes, pierre angulaire de la stratégie de la BCE. Car si l'endettement public est refinancé par la planche à billet, l'inflation est au bout de la route. Comme dirait Jean-Claude Trichet, c'est aussi simple que cela.
D'autant qu'à moyen terme, une défaillance de la Grèce reste inévitable, que l'on appelle cela renégociation, rééchelonnement ou «reprofilage» de ses engagements. La question pendante est de savoir si elle s'accompagnera ou non d'une sortie de la zone euro. Mais d'ici là, Jean-Claude Trichet aura troqué son chapeau (ou ce qu'il en restera) pour le ciré du Malouin.