Philippe Riès (avatar)

Philippe Riès

Journalist

Journaliste à Mediapart

146 Billets

0 Édition

Billet de blog 22 février 2010

Philippe Riès (avatar)

Philippe Riès

Journalist

Journaliste à Mediapart

Triple A: ne jamais dire jamais...

Il n'y a pas que la Grèce dont la situation des finances publiques suscite l'inquiétude. L'agence Moody's a lancé un sévère avertissement au gouvernement des Etats-Unis: mettez de l'ordre dans vos affaires ou préparez-vous à perdre le «AAA», cette note d'excellence qui est réservée aux meilleurs risques souverains et les autorise à emprunter aux conditions les plus favorables. Perdre le triple A ? «Cela n'arrivera jamais à ce pays», a aussitôt assuré Timothy Geithner, le secrétaire américain au Trésor. Vraiment ?

Philippe Riès (avatar)

Philippe Riès

Journalist

Journaliste à Mediapart

Il n'y a pas que la Grèce dont la situation des finances publiques suscite l'inquiétude. L'agence Moody's a lancé un sévère avertissement au gouvernement des Etats-Unis: mettez de l'ordre dans vos affaires ou préparez-vous à perdre le «AAA», cette note d'excellence qui est réservée aux meilleurs risques souverains et les autorise à emprunter aux conditions les plus favorables. Perdre le triple A ? «Cela n'arrivera jamais à ce pays», a aussitôt assuré Timothy Geithner, le secrétaire américain au Trésor. Vraiment ?

Jusqu'à plus ample informé, les agences de notation sont des entreprises privées indépendantes dont les jugements échappent en théorie à l'influence des gouvernants. D'autant plus que pour l'appréciation des risques liés à la dette publique, elles ne sont pas rémunérées par les émetteurs, contrairement à la pratique (contestable et contestée) en vigueur pour les emprunteurs non-souverains.
Il est vrai qu'au plus fort de la crise financière, en septembre 2008, M. Geithner, alors président de la Réserve Fédérale de New York, avait caressé l'idée de faire pression sur Moody's afin de retarder l'abaissement de la note d'AIG, qui aurait pour conséquence mécanique de mettre en faillite le numéro un mondial de l'assurance. C'est en tout cas ce qu'affirme Andrew Ross Sorkin, du New York Times, dans son livre «Too Big to Fail», le récit détaillé et non démenti de ces semaines folles. Comme on le sait, Geithner et ses deux principaux complices, le secrétaire au Trésor Hank Paulson et le président de la Fed Ben Bernanke, n'avaient eu finalement d'autre choix que de renflouer AIG, pour un prix (facturé au contribuable américain) culminant à quelque 180 milliards de dollars.
A défaut de pouvoir dicter leur conduite aux agences de notation, le Trésor américain ne pourrait-il alors compter sur leur légendaire incapacité à apprécier correctement les risques souverains ? Il est vrai que la bande des trois, Moody's, S&P et Fitch, n'avait rien vu venir dans la crise asiatique de 1997-98 et qu'elle est toujours très en arrière de la main quand il s'agit d'anticiper les ruptures, quitte à en rajouter ensuite dans la sévérité.
Car qu'est-ce qui justifie aujourd'hui le triple A d'un pays dont le déficit des comptes publics va en 2010 atteindre 1.600 milliards de dollars, soit près de 11% du PIB, dont les comptes courants restent massivement dans le rouge en dépit de la récession, dont la position extérieure nette est négative de près de 4.000 milliards de dollars, dont le taux d'épargne (en dépit du redressement provoqué par la crise) est notoirement insuffisant (4,6% en 2009), dont le système financier est encore infecté d'actifs toxiques, etc. Une chose et une seule: la disponibilité ou la résignation de puissances étrangères, à vrai dire essentiellement asiatiques, à assurer les fins de mois du Trésor américain, qui use et abuse du privilège impérial lui permettant de s'endetter dans sa propre monnaie (la Grèce n'a pas cette chance).
Le «jamais» de Geithner implique que cela durera «toujours». Rien n'est moins sûr. D'abord, le secrétaire au Trésor est bien placé pour savoir que c'est la pression chinoise qui a forcé la main à Paulson dans la nationalisation de Fannie Mae et Freddy Mac, les deux agences hypothécaires dont la dette colossale, détenue en partie par Pékin, bénéficiait de la garantie implicite du Trésor américain. Afin de ne pas fâcher ses créanciers chinois, Washington n'a eu d'autre choix que de rendre cette garantie explicite. «Hyperpuissance», «my foot !» (pour rester poli).
Or, Asia Times, quotidien en ligne souvent bien informé édité à Bangkok, affirme que le gouvernement chinois vient de donner consigne au gestionnaire des réserves officielles de change (acronyme SAFE en anglais !) et aux grandes banques commerciales de se débarrasser de tout le papier américain qui ne serait pas directement émis ou garanti par le Trésor des Etats-Unis. La Chine détient quelque 1.440 milliards d'obligations en dollars, dont plus de 800 milliards en bons et billets du Trésor. La redistribution de ce portefeuille pourrait avoir quelques conséquences intéressantes.
On peut spéculer (certains ne s'en privent pas) qu'il s'agisse là d'un coup de semonce du gouvernement chinois en direction d'une Maison Blanche apparemment déterminée à hausser le ton dans sa relation avec la Chine. Histoire de donner à Obama et à ses conseillers l'occasion de méditer sur les conséquences d'un éventuel délestage, même progressif, des positions chinoises sur la dette publique américaine. Pourquoi pas ?
Mais ce peut être tout simplement l'appréciation d'un investisseur avisé qui estime que l'économie américaine, dont la croissance récente était dopée par l'endettement, présente désormais un risque élevé de sous-performance, d'autant plus que l'action publique, qui lui a (dit-on) évité de plonger dans la dépression, est déjà au taquet. A moyen et long terme, la volonté de Pékin de s'extraire du piège du dollar ne fait aucun doute. Mais comme au Mikado, le joueur doit retirer ses bâtonnets avec une grande dextérité pour éviter de perdre sa mise.
Autrement dit, l'American Way of Life financée à crédit auprès des Asiatiques est déjà morte, même si ses bénéficiaires n'en ont pas encore pris conscience. Le Triple A de Geithner, c'est au choix du Canada Dry ou un Tigre de Papier.

Publié initialement sur Orange.fr le 10 février 2010