Publié initialement sur Orange.fr le 3 juin 2009
En 2003, Micheline Maynard, une des meilleures spécialistes de l'industrie automobile dans la presse américaine, a publié un livre prémonitoire: «La fin de Detroit», ou «Comment les Big Three ont perdu le contrôle du marché automobile américain». Elle y envisageait une situation où les anciens colosses de Detroit rentreraient dans le rang d'une concurrence mettant aux prises une douzaine d'acteurs, dont une large majorité de constructeurs étrangers, sur un marché fragmenté. Mais même Mme Maynard, qui écrit aujourd'hui pour le New York Times, ne pouvait imaginer le scénario dramatique qui a conduit à la faillite de General Motors.
Vendredi dernier, pour son dernier jour de cotation à la bourse de New York avant le dépôt de bilan du 1er juin, l'action GM a clôturé à 37 cents de dollar, avec une capitalisation inférieure à 300 millions de dollars pour une entreprise dont le chiffre d'affaires en 2008 approchait encore les 150 milliards. Le «nouveau GM» qui émergera, dans quelques semaines ou quelques mois du «chapitre 11» de la législation américaine sur les faillites, sera de facto une entreprise publique, les gouvernements américain et canadien détenant 70% du capital, le reste étant pour l'essentiel entre les mains du syndicat unique des ouvriers de l'industrie automobile américaine, l'UAW. La participation des créanciers privés (la dette de GM représente deux fois ses actifs) sera réduite à 10%.
En tête de la liste des coupables de ce cataclysme industriel, il y a évidemment des générations de dirigeants de GM, dont l'aveuglement et l'arrogance méritent de figurer au Livre Guiness des records. Le dernier de ces «barons» de Detroit, Rick Wagoner, PDG de GM depuis 2000, affirmait encore il y a un an que l'entreprise fondée en 1908 était prête «à marcher en tête pendant les cent prochaines années», alors même que le groupe venait de céder sa couronne de numéro un mondial, détenue plus d'un demi-siècle, au Japonais Toyota.
La critique la plus féroce du monde clos de Grosse Pointe, la banlieue chic de Detroit où vivaient entre eux et se reproduisaient les seigneurs de «l'industrie des industries», on la trouve dans les mémoires de Lee Iacocca, un best seller titré «Iacocca» (1984), où ce fils d'un modeste immigré italien laisse éclater sa rage contre Henry Ford II. Alcoolique et coureur de jupons invétéré, le petit-fils du fondateur de Ford, le deuxième constructeur américain, venait d'user de son droit divin pour débarquer Iacocca de la direction générale de Ford comme on donne congé à un domestique. C'est d'ailleurs la soif de revanche née de cette humiliation qui conduira l'ancien directeur général de Ford à sauver (une première fois) de la faillite Chrysler, le plus petit des «Big Three».
Mais c'est dans un autre grand livre, peut-être le chef d'œuvre de la littérature journalistique automobile, que l'on trouve l'analyse des germes de la maladie qui devait, vingt ans plus tard, sceller la décadence de Detroit. Dans «The Reckoning» (qu'on pourrait traduire par «L'heure des comptes»), publié en 1986, David Halberstam trace les portraits parallèles des industries automobiles américaine et japonaise à travers les exemples de Ford et Nissan. Halberstam, une des grandes figures de l'histoire du New York Times et du journalisme américain, aurait, dit-on, préféré étudier GM et Toyota, mais le très discret géant de Nagoya avait refusé de se prêter au jeu.
En 1986, les constructeurs japonais, Nissan (à l'époque Datsun), puis Honda et Toyota, entamaient tout juste une conquête de l'Amérique qui allaient les conduire, en moins d'une génération, à contrôler plus du tiers du marché le plus rentable au monde. Face aux Japonais, armés d'un process industriel qui renouvelait profondément le «fordisme», Detroit essayera presque tout. L'indifférence, le mépris, le protectionnisme, douanier et monétaire, l'appel au patriotisme, un lobbying intense à Washington, puis les tentatives de coopération (entre GM et Toyota), l'adoption tardive des modes des production japonais (le Toyota manufacturing system, le «juste à temps», etc.), la sélection de dirigeants ayant fait leurs classes au Japon (chez Mazda dans le cas de Ford). Tout sauf l'essentiel: fabriquer dans des conditions compétitives des voitures de bonne qualité que les consommateurs américains voudraient acheter à leur juste prix.
Des crédits à taux zéro et des ristournes suicidaires à la dépendance excessive aux flottes des loueurs, de l'asservissement aux SUV et autres 4X4 énergivores au sous-investissement dans la recherche et l'innovation, les constructeurs nord-américains ont vainement tentés de préserver des volumes de production que ne justifiaient plus une compétitivité dégradée. Un jeu auquel ils se sont ruinés. La crise financière mondiale, qui a provoqué une contraction de 40% du marché automobile américain, leur a porté le coup de grâce.
Mais la fin de Detroit, c'est aussi celle d'un modèle social, porté par l'UAW, avec sa grande grève triennale pour le renouvellement de la convention collective, ciblant le constructeur jugé le plus vulnérable. Système qui a fait la prospérité des salariés de l'automobile...tant que l'industrie pouvait le financer. Un modèle social qui fait porter à l'entreprise, à elle seule, le poids des retraites et de la couverture santé des actifs et des retraités. GM était devenue progressivement, selon une formule connue, «une caisse de retraite qui accessoirement fabrique des voitures». Et le financier de «banques d'emplois» consistant à payer les ouvriers à ne pas travailler.
Le pouvoir politique américain n'est pas innocent non plus. Sous l'influence directe de Detroit, dont les dépenses de lobbying se chiffraient à plusieurs centaines de millions de dollars par an, Maison Blanche et Congrès n'ont jamais été capables de tenir aux constructeurs américains un langage de vérité: adaptez-vous ou disparaissez. Dans ce domaine comme dans les autres, le bilan des huit années de pouvoir de George W. Bush est lourd. La fiscalité pétrolière américaine (ou plutôt son absence) a agi comme pousse au crime, alors que constructeurs européens et japonais investissaient massivement dans l'efficacité énergétique. Comme pour les banques, c'est le contribuable américain qui est aujourd'hui appelé à la rescousse.
Toujours trop peu, toujours trop tard, le changement s'est introduit à Detroit, chez GM notamment, au rythme glaciaire toléré par une bureaucratie de managers et de cols blancs qui a pu être comparée à celle de l'URSS. Avec en bout de course, le même résultat que pour l'empire soviétique. La renaissance de GM peut-elle être dirigée depuis le bien mal nommé «Renaissance Center», siège de GM à Detroit ?