On a déjà vu avec les banquiers à quel point les convocations solennelles à l'Elysée pesaient lourd sur le comportement des dirigeants des principaux établissements financiers français, qu'il s'agisse de l'extension des crédits à l'économie, de la rémunération des dirigeants ou de celle des opérateurs de marché. Ce qui n'a pas empêché le chef de l'Etat de remettre le couvert avec le président de Renault, l'affichage primant toute autre considération. En cause, l'intention du «constructeur national» de faire assembler la future Clio IV dans une usine située en Turquie, et non plus en région parisienne.
Par la voix de Christian Estrosi, qui manifestement fait de son mieux pour mériter le sobriquet de «motodidacte» que lui ont accolé de méchantes langues, la doctrine économique du gouvernement s'est enrichie d'une nouvelle règle «albanaise», époque Enver Hoxha: «les voitures françaises vendues en France doivent être fabriquées en France». Imaginons ce que deviendrait le marché unique européen si les autres pays entraient dans cette «logique». Logique que les consommateurs français ont ignoré puisqu'ils achètent la Logan, voiture «française» fabriquée en Roumanie (entre autres). Rien n'est simple.
Evidemment, dans la mesure où plus de 60% de la valeur ajoutée d'un véhicule automobile sont apportés par les équipementiers et sous-traitants, le ministre de l'Industrie de Nicolas Sarkozy et maire de Nice devrait préciser sa pensée: «Les voitures françaises vendues en France doivent être fabriquées en France, avec des pièces d'origine française, sur des machines outils de fabrication française, usinant de l'acier français, des matières plastiques françaises, etc.»
Pourquoi ne pas organiser sur le parvis de Bercy la destruction à la masse de voitures «françaises» importées de Turquie ou d'Espagne, en n'oubliant pas de convoquer les médias qui sont bombardés quotidiennement de communiqués les invitant aux multiples manifestations publiques auxquelles les nombreux «locataires» du ministère de l'Economie occupent leurs journées ? Les ouvriers de Detroit s'étaient livrés à de telles démonstrations sur les voitures japonaises dans les années 80, une des nombreuses manifestations d'un état d'esprit qui a conduit les «Big Three» à la faillite vingt ans plus tard.
Pour justifier ce ralliement à «l'économie vaudou», Mr. Estrosi et ses supérieurs du Palais de l'Elysée invoquent la participation de 15% de l'Etat au capital de Renault. Rétrospectivement, on frémit à l'idée que ces «Albanais» auraient pu avoir leur mot à dire quand Renault a pris à la fin des années 90 le contrôle successivement de Nissan, deuxième constructeur japonais, du Roumain Dacia (en inventant au passage la voiture «low-cost») et du Coréen Samsung. Ce qui fait qu'un constructeur automobile jugé à l'époque trop petit, trop français et trop peu rentable est aujourd'hui présent de la Chine (via Nissan-Dongfeng) au Brésil, en passant par les Etats-Unis et la Russie.
C'est cette expansion internationale volontariste qui a permis de maintenir ou de développer en France les emplois à forte qualification qui génèrent de la valeur ajoutée en amont et en aval de l'assemblage (ce que fait l'usine de Flins), une fonction où les réductions d'emplois ont été imposées par l'évolution de la technologie et de la productivité, bien d'avantage que par les délocalisations. On est presque gêné d'avoir à rappeler de telles évidences.
La participation résiduelle que l'Etat conserve dans l'ancienne Régie est pour une part la traduction de la faiblesse des investisseurs institutionnels en France, avec comme résultat la présence exceptionnellement forte (pour un pays développé) du capital étranger dans les groupes du CAC 40. On ne sache pas que les «patriotes économiques» qui nous gouvernent aient entrepris quoi que ce soit pour remédier à cette situation.
Président de Renault et Nissan, Carlos Ghosn s'est prêté (comment faire autrement ?) à la mise en en scène voulue par l'Elysée, en concédant le strict nécessaire pour que le ministre de l'Industrie et son patron puissent crier victoire. La Clio IV sera partiellement assemblée à Flins. Dans quelles proportions, pour combien de temps, avec quelles contreparties ? Qu'importe puisque ce sera après la prochaine élection présidentielle de 2012.
Le président de la République devrait toutefois veiller à ne pas abuser de la patience du président de Renault, qui a gardé un excellent souvenir des années passées aux Etats-Unis où il dirigea longtemps les opérations nord-américaines de Michelin. Le conseil d'administration de General Motors, mis en place par l'administration Obama, cherche un directeur général et Carlos Ghosn serait le favori de certains de ses membres les plus influents. Et le Trésor américain, qui détient (provisoirement) 61% du capital de l'ancien numéro un mondial de l'automobile, s'interdit d'intervenir dans sa gestion. Etonnant, non?
Publié initialement sur Orange.fr le 19 janvier 2010
PS: depuis l'écriture de ce billet, le conseil d'administration de GM a accepté que son président, Ed Withacre, 68 ans, cumule cette fonction avec celle de directeur général, qu'il occupait déjà à titre temporaire depuis le limogeage de Fritz Henderson. Faute d'avoir trouvé une personnalité à la hauteur. Je maintiens évidemment que certains de ses membres, et non des moindres, pensaient au président de Renault, qui n'était pas candidat. A ce jour.