Surprise ce matin : en lieu et place des communications non sollicitées d'Elon Musk, mon fil X consiste en une suite de contenus proche de mes préoccupations. En début d'après-midi, les choses sont un peu plus usuelles, avec un post (non sollicité) d'Elon Must - une vidéo avec Tucker Carlson (Fox News). Alors que se multiplient les appels à quitter X, l'algorithme recrée l'effet de bulle, le fait d'être environné de contenus qui nous ressemblent - tout-au-moins tel.les que l'intelligence artificielle nous imagine, mais Elon Musk garde la main. Inutile de lutter, nous ne sommes pas de force, nous pouvons tout-au-plus alimenter l'effet de bulle, l'illusion de pluralisme, Musk continuera à nous inonder de ses contenus non sollicités, et c'est qui maîtrise les algorithmes.
Je supprimerai donc mon compte ce samedi. Je n'attendrai pas le 20 janvier, l'utilisation par le milliardaire qui l'a racheté de l'ancien réseau social Twitter pour propager son idéologie d'extrême-droite est certes en synergie avec la prise de fonction de Donald Trump, mais il s'agit bien de deux choses distinctes, et X n'est pas Truth Social.
Est-ce tout ? Non. Il n'y a qu'à voir la survalorisation des contenus d'extrême-droite sur YouTube. Il faudra suivre les évolutions de Facebook, déjà entamées, mais plus encore après l'allégeance de Mark Zuckerberg à Donald Trump. Est parfois émise l'idée d'un réseau social européen de service public : si les réseaux sociaux occupent une part croissante de nos interactions sociales, n'est-il pas important que notre vie sociale ne soit dans la dépendance de l'idéologie et des intérêts financiers de quelques multimilliardaires américains - tous des hommes ?
Est-ce suffisant ? Non. Prenons Twitter d'avant Musk. Les petites phrases en politique, relayées par la rumeur publique et par la presse, précèdent de bien des siècles l'apparition des réseaux sociaux. Mais le sentiment de puissance de pouvoir adresser ces petites phrases à des dizaines de milliers, parfois des centaines de milliers, parfois des millions de personnes directement, et parfois - pas toujours - l'amplification par les repost et la reprise par les médias de grande écoute - la capacité d'aimanter, généralement très court, le débat public ; l'effet d'écrasement de toute possibilité de débat argumenté, nuancé ; le caractère de très court terme de cette communication, la survalorisation de la vitesse ; l'effet de schématisation, de rigidification de la communication, ramenée à des phrases excessivement courtes, la rigidification aussi des positions antagonistes - la manière dont le réseau social organise et appauvrit le débat : tout cela existait sur Twitter, sans attendre Musk. Trump a été un grand utilisateur de Twitter avant d'en être exclu. Et dans la gauche française un tweet du chef - plus rarement de la cheffe - a souvent plus d'impact que les orientations démocratiquement débattues - quand les cadres du débat démocratique n'ont pas déjà disparu.
La question n'est pas de savoir s'il faut ou non utiliser les réseaux sociaux, mais de comprendre comment ils peuvent organiser nos échanges, nos débats, notre communication - et comment ils peuvent les dégrader. Les grands réseaux sociaux ne sont pas dirigés par des démocrates, et ne sont pas conçus pour servir la démocratie.
Il faudrait aussi évoquer les fils de commentaires ou de discussion, alimentés de manière très rapide, sans vraiment comprendre ce qui a été écrit précédemment ni prendre le temps de peser ce qu'on écrit, traversés de montées d'agressivité, peu propres à permettre un débat argumenté, fait d'écoute réciproque, permettant de dégager des positions communes et de prendre démocratiquement des décisions. Ce ne serait qu'un inconvénient, si les boucles WhatsApp et Telegram n'avaient pas acquis un rôle central dans la communication interne des formations politiques de gauche.
Il faudrait parler de l'effet de bulle, les réseaux sociaux sont organisés pour agréger autour de chacun.e des liens et des contenus affinitaires, ce qui n'est pas très gênant quand on y passe peu de temps. Mais quand on y passe beaucoup de temps la distorsion entre le monde virtuel qui nous enveloppe et la diversité du monde réel peut devenir importante, on peut insensiblement passer de l'effet de bulle aux vérités alternatives, et aux effets de manipulation qui leur sont liées.
Encore une fois, il ne s'agit pas de savoir s'il faut ou non utiliser les réseaux sociaux, mais d'évaluer de manière critique leurs effets sur notre sociabilité, notre capacité à débattre, notre organisation, et notamment notre capacité à nous organiser de manière démocratique.
Le débat autour d'X pourrait être le moment d'aborder collectivement ces questions.