On l'oublie alors que les fantasmes de submersion migratoire de l'Europe par des populations venues d'ailleurs occupent l'espace médiatique, au cours du 19e siècle et du premier 20e siècle c'est l'Europe dont le surplus de population émigre massivement vers le reste du monde.
La France fait globalement figure d'exception, en raison d'un déclin des naissances entamé dès le milieu du 18e siècle. Avec des disparités régionales. Ainsi l'Alsace, où la natalité reste élevée et le morcellement des terres important, est une terre d'émigration pendant une large part du 19e siècle. Parmi ces émigrant.es, des sans-papiers.
Le décret du 10 vendémiaire de l'an IV rend obligatoire la détention d'un passeport intérieur pour tout déplacement dépassant la limite du canton, et d'un passeport à l'étranger pour un déplacement hors des frontières. Outre que le coût du passeport à l'étranger est cinq fois élevé que celui du passeport intérieur, les vérifications sont plus importantes (que les impôts sont acquittés, que la personne ou la famille ne laisse pas de dette...) Selon les périodes ou les endroits, les autorités peuvent être plus ou moins réticentes à favoriser l'émigration. Enfin, la destination étant indiquée sur le passeport intérieur, les autorités peuvent également être plus sourcilleuses lorsque celle-ci semble dissimuler un projet migratoire (par exemple Le Havre, principal port d'embarquement vers les Amériques).
Certaines personnes peuvent donc être amenées à contourner l'obligation du passeport à l'étranger, et parfois du passeport intérieur. Il pourra s'agir d'arriver au Havre muni du seul passeport intérieur, ou de s'intégrer clandestinement à des groupes d'émigrant.es allemand.es ou suisses descendant le Rhin avant de rejoindre Le Havre par la Belgique.
À cette époque, les États-Unis favorisent l'émigration, et des sociétés privées recrutent dans les différents pays européens des émigrant.es. Elles les aident parfois dans leurs stratégies de contournement de l'obligation de passeport. Arrivé.es au Havre, les émigrant.es les plus pauvres dorment sur les quais de la gare ou du port dans l'attente de leur départ, souvent sous des abris de fortune, et peuvent dépendre des secours municipaux pour leur subsistance. Les autorités souhaitent donc leur départ dans les délais les plus brefs, et ferment souvent les yeux sur la détention ou non du passeport idoine.
L'obligation du passeport intérieur tombe en désuétude au cours des années 1860, en raison du développement des chemins de fer et des déplacements : le contrôle est devenu irréalisable. Au cours de la même période, des accords bilatéraux abolissent l'obligation du passeport à l'étranger pour un nombre croissant de pays.
Les mêmes raisons démographiques viennent compliquer le projet des autorités françaises de faire l'Algérie une colonie de peuplement. Et si pendant les premières décennies de la colonisation, un quart des colons venant de métropole sont alsacien.nes, l'Amérique reste plus attractive. Les autorités françaises inclinent donc à favoriser une immigration venant d'autres pays européens. Pour ce faire, elles suivent leurs préjugés. Elles vont ainsi organiser la migration de colons venant d'Allemagne et de Suisse (recrutement des colons, organisation de leur voyage, attribution de terres), dont la population est considérée comme honnête et travailleuse. Elles vont dans le même temps faire obstacle aux migrations en provenance des pays d'Europe du sud, dont les populations sont perçues comme paresseuses, voleuses, querelleuses (les choses sont exprimées ainsi dans les documents officiels).
Cette politique ne sera pas un succès. Les colons venu.es d'Allemagne et de suisse, confronté.es à la dureté des conditions de vie et du climat, renoncent souvent, meurent parfois. À l'inverse, des populations pauvres venant d'Espagne, de Malte ou d'Italie trouvent avantage à traverser la Méditerranée clandestinement sur de petites embarcations pour venir travailler en Algérie de manière saisonnière ou plus permanente. De fait, ces immigrant.es sans-papiers rencontrent des besoins en main-d'œuvre, précaire et sous-payée. Ce n'est que plus tard dans le 19e siècle que la IIIe république facilitera l'intégration et l'acquisition de la nationalité française, notamment avec la loi de naturalisation du 26 juin 1889.
Sources :
Émigration alsacienne aux États-Uni 1815 - 1870 - Nicole Fouché, Éditions de la Sorbonne - chapitre 1 : Les passeports
https://books.openedition.org/psorbonne/49398
La migration européenne en Algérie au XIXe siècle : migration organisée ou migration tolérée - Émile Temine, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée
https://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1987_num_43_1_2130