Depuis le 1er septembre 2022, je suis « rayé des cadres » c’est-à-dire à la retraite. Mais peut-on rayer d’un trait de plume ce qui a fait une vie durant 41 ans ? Évidemment non, même si je mesure avec cet évènement auquel je ne participerai pas, que je suis bien « en retrait »...
Je ne peux donc qu’exprimer ma solidarité et, osons un mot avant qu’il soit complètement dévoyé : mon empathie.
L’empathie c’est la « capacité à s’identifier à autrui dans ce qu’il ressent ». C’est le mot le plus approprié. Tout comme celui de solidarité avec ceux qui exercent le beau métier d'enseigner.
Durant toutes ces années, j’ai cherché à « faire apprendre » (plutôt que simplement « transmettre ») mais aussi à assumer mon rôle d’éducateur en incarnant des valeurs et en les faisant vivre aux élèves. Créer des situations où les élèves échangent, coopèrent, découvrent et mettent en pratique des outils et des idées qui vont, peut-être, les aider à mieux comprendre le monde et pourquoi pas changer (un peu, beaucoup) leur vie.
Un métier modeste et ambitieux à la fois que Freud qualifiait de « métier impossible » car on n’était jamais sûr de l’effectivité de son travail.
Et c’est vrai qu’elles sont bien minces les preuves des petits déclics qu’on essaye de déclencher chez les élèves. C’est quelquefois, un étonnement (« ah c’est déjà fini ? ») ou encore un rappel (« M’sieur, ça m’a rappelé ce que vous aviez dit ») qui vont nous satisfaire.
Ce sont aussi les anciens élèves qui vous croisent des années après et viennent vous saluer et vous rappellent des paroles ou des moments dont vous feignez de vous souvenir parce que ça a été important pour eux. Mais il ne faut pas nous en vouloir car notre sort c’est de voir se succéder un public éternellement jeune dans des situations à la fois semblables et toujours différentes et qui nous masquent notre propre vieillissement.

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Je dis « Nous » car ce que j’essaye maladroitement de décrire c’est un quotidien et une mission qui sont les mêmes pour tous les enseignants. Je n’ai jamais aimé l’expression « Communauté enseignante » car je sais que c’est un groupe social bien hétérogène aux vécus distincts et aux opinions qui peuvent être très divergentes. Mais je sais aussi ce que nous avons en commun malgré nos différences : cette volonté d’élever, d’émanciper et de partager.
Je n’aime pas non plus le mot de « vocation » mais je sais qu’on ne fait pas ce métier par hasard. Même si, aujourd’hui, certains le deviennent un peu ainsi, le rester est un choix. Dans « Un métier sérieux », Vincent Lacoste demande à François Cluzet : « Toi t'as toujours eu la vocation ? ». Et celui-ci lui répond : « Personne ne l'a au début ! La vocation elle arrive quand tu es balancé dans un collège et que tu découvres que tu es à ta place ».
Quels que soient les parcours, les enseignants sont à « leur place » et ils savent que celle-ci est aux côtés des élèves. Ce n’est pas rien de passer sa vie à être écoutés, scrutés par une trentaine (voire plus... !) de jeunes. Enseigner c’est d’abord une relation humaine où on ne joue pas un rôle mais bien avec ce qu’on est.
Samuel Paty, Dominique Bernard, Agnès Lassalle, (et d’autres) ont payé le prix de cet engagement partagé par tous.
Cette journée du Lundi 16 octobre a été qualifiée par le ministre de « journée de solidarité avec les enseignants ». Si je faisais preuve du cynisme désabusé qu’on éprouve de plus en plus dans les salles des profs et des maîtres, je dirais que le « prof-bashing » est mis en pause...
Car même si l’heure est à l’unité nationale, je ne peux m’empêcher de constater que depuis trop longtemps l’École et les enseignants sont malmenés. Il y a beaucoup trop d’infantilisation, d’indifférence, de bureaucratie, de déclassement qui pèsent sur ce métier. S’il faut « élever le niveau », c’est surtout celui de la considération que la République doit à son École et à ses enseignants ! Et pas seulement à l’occasion de ces journées dramatiques...
Comme je l’ai dit, je suis retraité. Je ne regrette pas les soirées et les week-ends passés à corriger des copies, je ne regrette pas non plus la pesanteur administrative et les réformes venues d’en haut. Mais je regrette le contact avec les élèves y compris dans ces moments difficiles que j’ai déjà vécus dans les années passées. Je regrette aussi l’ambiance de la salle des profs où nous étions capables de partager nos expériences et nos émotions.
C’est là que j’aimerais être aujourd’hui, pour vous dire, mes collègues, toute ma solidarité et mon empathie. Je pense à vous !
Philippe Watrelot
le 16 octobre 2022