En déplacement près de Poitiers le 10 juin, le ministre de l’Éducation Nationale, Pap Ndiaye a annoncé le lancement de « grands débats » dans les écoles dès la rentrée pour sortir les enseignants « d’une forme de morosité ». Pour un ministre qui justifiait la rareté de sa parole par une volonté de peser ses mots, celui-ci est particulièrement mal choisi.
L'emploi du champ lexical de l'émotion pose en effet problème. Il permet de renvoyer toute revendication à un ressenti, donc subjectif. Il permet aussi d’essentialiser : les enseignants seraient ainsi par nature. C’est un peu la même logique que lorsque des médias sans imagination parlent de la « grogne » des enseignants ou de tel autre groupe social. C’est tout aussi agaçant.
Certes, on peut se dire que les enseignants sont « moroses » mais aussi "désabusés" ou "en colère", mais ils ont de bonnes raisons pour l’être. Ils sont objectivement déconsidérés et mal payés. Poser un diagnostic suppose d’utiliser les bons termes.
Il faut bien sûr redonner des perspectives au personnel éducatif et du sens à l’École. Dans mon livre (Je suis un pédagogiste ESF 2021), je plaidais pour des états généraux de l’École. Je continue à penser que les questions d’éducation sont des choix de société majeurs et qu’il faut qu’il y ait une véritable prise de conscience des inégalités que l’École reproduit et amplifie.
Les plus anciens comme moi ont le souvenir des précédentes grands messes de ce type : Alain Savary en 82-83, Lionel Jospin en 1989, François Bayrou en 1993, la consultation Meirieu en 1998, le débat national de Claude Thélot en 2003-2004.
Et, en tant que responsable d’un mouvement pédagogique, je me souviens avoir passé une bonne partie de mon été 2012 dans les débats sur la refondation de l’École initiés par Vincent Peillon. A chaque fois j’y ai mis beaucoup d’enthousiasme et d’énergie malgré les déceptions. Un militant n’est jamais endeuillé mais je comprends qu’il y ait de la méfiance de la part des enseignants à l’égard de ces consultations et autres débats qui n’ont pas beaucoup fait bouger l’École.
Mais surtout… (« everything before “but” is bullshit » disait Jon Snow dans Game of Thrones) envisager de lancer des « grands débats » avant de régler les urgences des enseignants n’a pas de sens et est voué à l’échec.
Dans le même livre évoqué plus haut, je rappelais qu’avant de penser l’école de demain, il faut déjà panser celle d’aujourd’hui. Il y a plusieurs urgences.
- D’abord, les personnels de l’éducation comme tous les fonctionnaires ont assisté depuis de nombreuses années au gel du point d’indice. On leur a promis le dégel avant l’été. On y est ! Mais on attend le dégel alors que ce qui fond c’est le pouvoir d’achat.
- Il faut aussi mettre fin aux inégalités au sein même du corps enseignant. La multiplication des statuts contribue à la division et limite l’action collective.
- Face à la crise des recrutements, aux démissions et à la perte d’attractivité du métier, il faut enfin et surtout une revalorisation immédiate, substantielle et sans contrepartie. Déjà sous-payée par rapport à leurs homologues européens, la moitié des professeurs n’a obtenu aucune revalorisation. Et pour les débutants, celle ci reste insuffisante. Avec leur bac + 5, ils entrent dans le métier avec un salaire égal à 1,1 fois le Smic !
La situation politique actuelle malgré la percée de la NUPES risque paradoxalement de favoriser la droite et les partisans de la rigueur budgétaire. On peut craindre que le véritable ministre de l’éducation ne soit à Bercy plutôt que rue de Bellechasse.
La personnalité de M. Ndiaye a pu sembler être un signal envoyé au monde de l’éducation après cinq ans de mépris technocratique et de réformes à marche forcée sous l’ère Blanquer. On nous promet plus de dialogue et d’écoute. Mais la principale chose à entendre ce n’est pas la « morosité » mais la nécessité de revaloriser VRAIMENT les personnels de l’éducation. Après on pourra débattre…
Ph. Watrelot le 21-06-2022
