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Je veux aujourd’hui parler de la relativité de la méthode et de la distinction nécessaire qu'il faut faire entre cette relativité et celle, intolérable, du discours moral. La séparation ordinairement faite entre éthique — discours sur le Bien et le Mal — et la morale — discours sur les mœurs — a induit toute une génération d’acteurs de la société, nos parents, non pas en erreur mais dans le crime. Le bon et le mauvais sont sans doute discutables sur la méthode, mais certainement pas sur le principe — c’est mon avis et je le soutient et plus que cela même : je peux le prouver !
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À qui s’interrogeait de ne pas me voir saisir l’occasion de la crise humanitaire pour émettre mon avis d’humaniste chevronné, je répondrais que je n’aime ni précipiter les choses ni profiter d’un drame pour monter sur scène. Je prends la parole sur les « choses de la cité » — j’ai choisi d’intituler mon blog « De rerum urbi » — lorsque ceux qui devraient dire ou agir ne le font pas. Or les milieux humanitaires, l’intelligentsia humaniste et jusqu’aux populations se saisissent de la parole dans le « bon » sens. Or toute la raison pour laquelle j'écris néanmoins cet article repose précisément sur la notion de « bon » sens, au sens du Bien, puisque, comme d'habitude et peu adroit en bavardages, je ne m'occupe que de réfléchir l'économie d'un principe. Ce jour, le principe à propos duquel semblent se confronter la morale et l'éthique.
Nos aînés ont développé un refrain fort pratique qui catalyse admirablement l’égoïsme, l’insouciance face à la destruction de « ce qui est autre », le ξένος (le xénos grec). En prétendant n'être touchés ni par l’empathie ni par l’humanisme, ils sont des individus morts, soutiennent la
morbidité naturelle du monde et ne se battent pas pour la vie. Contrairement aux idées reçues et n’en déplaise à ce cher vieux Churchill (lorsqu’il déclara que « Jamais tant de gens n’ont autant du à si peu » en août 1940, soit il y a soixante-quinze ans, pour rappeler les rapports entre épo
ques)*, de tout temps, une poignée de capables ont écrit l’Histoire et fait triompher le Bien des appendices tentateurs du Mal. Cette phrase très célèbre du cher vieux Churchill a sans doute participé au fantasme d’une génération à jamais enfantine dont « si peu » prendrait éternellement soin. Faux. La bataille des Thermopyles est pas mal réputée dans le genre de peu de gens qui en sauvent beaucoup (invasion de la Grèce par Jafar et ses centaines de milliers de soldats, voir à ce propos l’excellent documentaire de Zack Snyder, le film 300). Notons que si le terme grec de xénos a pu donner des expressions comme la xénophobie, c’est-à-dir
e la haine de toute différence, de l’étranger, dans ce qu’il a de plus ou moins radicalement extérieur à soi, le mot signifiait tout aussi bien l’étranger que l’hôte. C’est-à-dire l’invité.
Je n’ai pas, dieux merci, à saisir ma petite tribune pour interpeler sur la barbarie et l’absence absolue de civilisation qui dictent à certains fous de regarder les cadavres s’amonceler sur les plages. Si je désapprouve la méthode des tabloïdes pour attirer la compassion et l’empathie des populations, je suis forcé de reconnaître le résultat : les opinions se mobilisent dans le « bon » sens, c’est-à-dire dans le sens du principe de vie. Pourtant, le refrain de nos aînés n’est-il pas qu’il n’y a, en ce monde, ni bon ni mauvais mais des choses, états et pensées adaptés et d’autres non adaptés ? Ne nous ont-ils pas enseigné que la morale n’existait pas et qu’il fallait lui préférer l’opportunisme intelligent de la mesure et de l’adaptation ? N’a-t-on pas entendu crier que « Dieu est mort »*, et avec lui toute vérité philosophique, tout principe et, surtout, l’ordre éthique tout entier ? À n’en pas douter, ils nous ont inculqué le sens de la mobilité plastique, du louvoiement, je dirais même du commerce, du négoce avec le réel et, préférant leurs interprétations de la pensée darwinienne aux interprétations monothéistes de leurs propres parents, ils nous ont sans doute conseillé une voie qui mène trop facilement au cynisme par manque de vigilance ou d’éducation.
Or notre génération, entre autres inventions, a substitué la quintessence de l'humanité, la coopération, à la monomanie de Darwin pour la concurrence, aujourd’hui reconnue comme une limite à la valeur de sa théorie de l’évolution. La coopération définit par-dessus tout le sens de l’être humain, cet animal social ; et qu'est-ce que l'enseignement, sinon le partage et l'invitation de « l'autre » au modèle de sa propre puissance ? Internet, avec son lot de révolutions culturelles, et son bouleversement majeur dans le rapport à la connaissance, nous démontre la supériorité de la coopération sur la concurrence brutale : tout le monde gagne plus à ce que chacun gagne.
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Pourtant, il faut être honnête et reconnaître qu’il est bien question d’une méthode adaptée ou non, d’un processus qui doit se calquer sur les particularités de celui ou celle qui s’en saisit. Et cependant, il faut marteler que l’ontologie, l’humanisme et tous les grands principes tels que la liberté d’expression, l’égalité devant les droits et devant la loi, sont tous des articles éthiques inaliénables.
Prenons le jeu de rôle massivement multi-joueur (MMORPG) qu’est World of Warcraft. Le joueur qui arrive sur l’interface de jeu apprendra lentement mais sûrement, par un système de combinaisons de touches de son clavier, à construire des « barres de sort » sur un minimum de six étages, qu’il utilisera à sa guise pour affronter l’environnement de jeu. De ce point de vue, un guerrier qui choisit de remplir le rôle de tank, ce qui est mon cas particulier, aura donc des « cycles » de combinaisons de clavier pour débloquer des coups qui s’additionneront les uns aux autres. Il faut supposer que chaque tank dispose d’une carte mentale spécifique qui lui dicte un rangement particulier de ses talents de combat et sorts dans ses barres de sort. Il construit une sorte d’empreinte numérique de ses habitudes de jeu et telle ou telle touche du pavé numérique sera plus abîmée que telle autre en raison de l’importance dans l’usage des barres de sort, c’est-à-dire dans le déploiement des « cycles » de jeu. Chaque classe de personnages (druides, guerriers, paladins, mages, etc) dispose naturellement d’une logique prédéfinie qu’adapte le schéma mental de chaque joueur. Chaque rôle (tank, soigneur— anglicisme transparent de healeur — ou faiseur de dégâts — dégâts par seconde, DPS) module la logique prédéfinie de la classe. Ainsi a-t-on des barres de sort extrêmement différentes selon les joueurs et les modalités de jeu. Mais prenons deux guerriers jouant tank : il faut parier qu’ils auront des cycles et des hiérarchies de barres de sort extrêmement différentes. Parce que l’un et l’autre joueront très différemment.
Voilà en quoi, oui, il faut reconnaître qu’il n’y a que de l’adapté et de l’inadapté plutôt que du « bon » et du « mauvais ». Il n’y a pas de « vérité méthodologique de la barre de sort ». À n’en pas douter, chacun construira le modèle de ses cycles et barres de sort de sorte qu’il pourra les utiliser rapidement et, bientôt, les yeux fermés*. Les joueurs peuvent s’échanger des conseils, participer à l’optimisation et l’efficacité objective des cycles mais l’intuition et la vivacité d’un joueur ne jouissent d’aucune mesure objective, aussi cela ne restera que de l'ordre du conseil. Nous n’hésiterons pas à rapprocher cela de l’écrivain qui se forge un style : il peut recevoir des corrections pragmatiques et rationnelles, son émotivité et son empathie n’en sont pour autant pas aliénables, pas plus qu’elles ne se déforment au contact de « l’autre » : elles s’enrichissent. Le joueur qui reçoit des conseils profite d’idées qu’il n’aurait pas eu seul — libre à lui d’en tenir compte ou de les ignorer, ou encore de demeurer pensif à leur égard.
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Si l’on cherchait à reproduire des termes entre la phénoménologie et l’existentialisme, nous conclurions ici qu’il n’y a donc pas de Vérité mais seulement des appréciations du réel. En ce sens, il n’y a pas de « bonne » ou « mauvais » façon de combattre sur World of Warcraft, il n’y a qu’une efficacité de rôle causée par une interface de jeu intelligemment pensée et adaptée, ou non, à la carte mentale du joueur concerné. Et si vous préparez bien vos cycles et barres de sort, vous aurez le privilège d’être apprécie(e) lors de vos passages en donjons ou raids — certes, cela ne vaut sans doute pas le prestige des pléiades à vos yeux, mais ne soyez pas snobs car vous pourriez être surpris !
Pour autant, disposer d’une interface numérique de combat adaptée ou inadaptée ne signifie pas que nous ne devons pas combattre Sargeras, le Roi-Liche, l’Alliance (et oui) ou Guldan ; bien au contraire ! Mener à bien l’expertise de votre style de jeu et configurer vos cycles au plus adapté, hors des circuits d’une pseudo-vérité du « gameplay », de votre façon de penser n’est voué qu’à faire tomber Aile-de-Mort, Voldemort et Sauron (je me suis sans doute un peu perdu, là, mais qu’importe l’adversaire, pourvu que soit le raid !). Reprenons des termes efficaces : quelle que soit la méthode envisagée, élaborée, affermie, le but est bien au service du partage, de la Vie, de l’Humanisme ; autant de champions qui incarnent leurs forces dans le concept de « Bien ».
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Le cynisme qui voudrait confondre le refus de la doctrine avec le refus de la morale s’égare, en fait, dans un appauvrissement terrible de l’âme et corrompt la pensée. Il privilégie l’illusion d’un confort personnel sur des principes et des idéaux généraux profitables au plus grand nombre*. Sitôt que le principe souffre l’exception, que celle-ci soit anecdote du quotidien ou drame de l’Histoire, le cynisme nous enveloppe dans ses bras tièdes et rassurants, et nous rappelle que le bien et le mal ne sont que les fantômes d’une religion morte et que nous pouvons échapper à l’angoisse pour peu que nous nous laissons séduire par la paresse — autrement dit : fermons les yeux et nous vivrons dans la lumière ! Si c’est sans doute vrai, si le manichéisme qui fume encore sur le cadavre du monothéisme est un embarras et une plaie pour la pensée, il faut pourtant retrouver dans le système binaire du Mazdéisme les grands cadres d’une philosophie pré-existentialiste, voire même déjà proto-phénoménologique*.
Le bien et le mal peuvent s’observer comme des réceptacles : d’un côté la vie, la mort de l’autre. La méthode pour servir ces deux forces ne dépend que de nos affects, de nos histoires et nous sommes tout à fait légitimes à servir la mort si cela nous chante : l’exclusion, la haine, l’énergie conflictuelle, la jalousie, etc, sont des maîtres généralement généreux en société et qui peuvent nous emporter loin, très haut dans la pyramide du respect européen. Ce n’est pas un problème, si cela nous semble plus adapté à ce dont nous avons besoin ou nous permet d’atteindre ce qui séduit nos affects enfantins, nos complexes indéchiffrés, nos phantasmes inconscients. Pourquoi pas ? Après tout, être l’esclave de nos abîmes peut très bien se passer. Il reste encore à ne pas se figurer que ce n’est qu’une façon supérieure de servir la vie car il n’en est rien. N'appelons pas un chat un chien.
Je pense beaucoup à ces aînés, jadis socialistes et humanistes désormais xénophobes comme c’est difficilement imaginables, tout cela parce que les cinq arabes de leur village, condition que ceux-là cumulent étrangement avec le statut de plus pauvres du département, sont ceux qui volent. Avec un cheval d’assaut doté d’une telle largeur de foulée, d’une telle abnégation et d’une telle férocité, on comprendra sans doute qu’ils se drapent dans le cynisme. Je ne jette pas la pierre à ces petits-bourgeois de campagne qui, par la force de leurs logiques de rejet, ne veulent pas que nous accueillions plus d’immigrés en Europe et applaudissent, mais dans le secret de leur intimité afin de ne pas froisser la statue publique et pourtant bien salie de Manès, que la Méditerranée se confirme dans le rôle de tank — ou de douves suffisamment meurtrières. « No pasaran ! », n’est-ce pas ? Et, de fait, ils ne passent pas.
Si le bon et le mauvais n’existaient pas, le monde n’aurait plus que la valeur du plaisir comme boussole et je ne participerai pas à un tel monde. Le bien et le mal ont un sens qui se fonde sur la propagation et le maintien de la vie, de l’éveil, du partage, sur l’enrichissement simultané. Dans un roman aussi brillant que profond, Oscar Wilde écrivait déjà il y a plus d'un siècle qu'il ne fallait pas confondre bonheur et plaisir ; seul vaut l'énergie plasmatique du bonheur, source de tous les rayonnements de l'intelligence. Peut-être même l'énergie du surhomme nietzschéen. L'enseignement de chacun permet l'optimisation des chances de tous. Et tout cela dans le but d’atteindre à la plus grande expertise possible sur World of Warcraft : car tout le monde a intérêt à ce qu’un tank gère bien l’agressivité des ennemis dont l’instance de raid ou de donjon doit triompher. Tout le monde a intérêt à ce que l’Humanité grandisse ensemble.
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- « Never was so much owed by so many to so few », Churchill.
- « Gott ist tot », Nietzsche.
- Notons qu’à cet égard je suis sans doute beaucoup plus démocrate que sur la question politique.
- Les physiciens et les métaphysiciens ne réfléchissaient-ils par à partir des phénomènes de la nature d’abord, puis hors d'un système d'interprétation fondé sur la superstition ensuite ?