Ou « De la démystification de l’humanité comme phénomène ». D’un naturel insomniaque, je passe de nombreuses nuits à regarder des films, ce qui me permet de cultiver toujours plus largement, et dans toutes les directions, ma connaissance du cinéma. Ayant regardé Layer Cake, j’ai voulu voir ce fameux film, Bronson.
Tom Hardy est un acteur qui me fascine beaucoup, et s’il tient un second rôle très discret dans Layer Cake, il joue presque le rôle unique de Bronson. Son charisme dans The Dark Knight Rise, son silence incroyablement sexy dans Fury Road et son rôle dans Rock’n Rolla en ont fait un personnage en soi, à la croisée de ses incarnations, toujours dédoublé d'une aura de violence extrême et superbe.
De la nécessité d’appréhender l’humanité comme un phénomène pluriel et de pluralité ;
Il y a un petit moment (plusieurs années mais je ne saurais pas dire plus précisément), mon frère m'avait parlé de Bronson. Il avait évoqué la violence totale du personnage, prisonnier réel dont le film romance l’existence par une mise en scène à laquelle l’art sert de pivot. L’art de Michael Peterson akka Charlie Bronson, qui use de la violence et de la destruction — mais jamais du meurtre, à tout le moins dans le film — comme d’un matériau artistique. L’histoire propose une esthétique active de la violence ; sans donner de raison et prenant à rebours la logique des biographies qui puisent dans l’enfance les motifs d’une violence, le film se contente de présenter la précocité du plaisir dans la dégradation. En plaçant la narration dans la bouche du personnage central, Charles Bronson lui-même, le réalisateur teint d’ironie la diégèse complètement fracassée du film.
C’est donc une expérience de la violence qu’on nous propose, dispersion d’une vitre éclatée dont les différents fragments, rassemblés, seraient incapables de reconstituer un tout cohérent. Charles Bronson est capable d’affects très forts, d’humour — un humour improbable et strictement atypique —, de mises en scène, d’art — dessins et art plastique « du vivant » —, de chagrin… Le tout sans aucun lien. La chronologie est volontairement pulvérisée, avec deux instances d’énonciations parallèles, une centrée sur le prisonnier qui parle face caméra sous une lumière uniforme, l’autre sur une scène sous le régime d’un spectacle d’opéra-comique, reprenant les codes vestimentaires et les maquillages de l’opéra-comique. Naturellement, cela fait osciller le film entre burlesque, naturalisme et perplexité.
De la nécessité d’appréhender l’humanité comme un phénomène intrinsèquement extérieur à l'accumulation de mêmes, et en ce sens inaccessible à la représentation propre de chaque individu ;
C'est vrai que la violence du personnage est fascinante et stupéfiante et je comprends pourquoi mon frère aîné a pu m’en parler en ces termes. Il y a quelque chose de poignant dans ce personnage, pour peu qu’on soit un tant soit peu sensible à la détresse humaine. Sans jamais tomber dans le cliché de le manifester de manière explicite, le film suggère tout du long, et particulièrement lors de l’offrande de la bague, que Michael Peterson est un être brisé — on ignore précisément par quoi — et que l’alter ego brutal et radical de Charlie Bronson le protège de toute nouvelle blessure. Ainsi présenté par le film, on ne peut que trouver évident ce que l’ensemble du système carcéral semble ne pas soupçonner : cet homme est blessé, il n’y a qu’à le soigner.
Ses différents interlocuteurs prennent tous successivement le cas « Charlie Bronson » pour une affaire personnelle et, s’impliquant dans l’analyse de l’équation, échouent tous à la résoudre. Du gardien en chef de l’asile au directeur de la prison, animés de mesquinerie et d’une volonté de vengeance à l’encontre de Charlie, tous le fracassent un peu plus afin de trouver une prise sur cet esprit qui leur échappe complètement et qu’ils ne comprennent pas. Au fond, ils trouvent là une forme de communication et entérine le registre de la violence comme valeur utile d’un langage chez Bronson. Prenons-le sous la forme d’un principe pavlovien : lorsque Bronson frappe, il sait ce qu’il adviendra, et la répétition de l’expérience connue participe d’un mécanisme rassurant, fondant un paysage habituel. Et l’esprit humain est parfaitement dépendant de la routine ; nous en avons besoin.
En un sens, la violence de Bronson est une forme d’identité ; elle le rassure et très vite, de même qu’une langue natale définit un individu, sa violence le définit et va même jusqu’à le distinguer. Assoiffé de célébrité, il mérite bientôt le titre de « détenu le plus violent d’Angleterre », titre dont il est toujours le tenant. En un sens, donc, la violence de Bronson est parfaitement normale. Il a trouvé là un mode de reconnaissance, un système efficient de langage quand d’autres ont pu échouer. C’est du côté de l’administration carcérale que je ne comprends pas, et que je suis effrayé.
Car à voir le film, je suis surtout marqué par la violence du système. Celui-ci cherche à enfermer et contenir un être dont la logique lui échappe tout à fait, aussi déformé et monstrueux qu'il soit, sans chercher à le comprendre. On frappe en répétant l’injonction de venir jusqu’aux schèmes connus des détenteurs de la normalité, on frappe jusqu’à ce qu’il soit suffisamment brisé pour qu’il n’ait plus le choix de venir jusqu’à eux. Ça m'a vraiment mis mal à l’aise et certaines scènes d’enfermement m’ont conduit à la nausée, et notamment la dernière, dans le sarcophage debout.
De la nécessité d’appréhender l’humanité par une sorte de « philologie phénoménologique » ;
J'ai vu l'histoire d'un individu complètement dépassé par ses émotions, mis en échec dans ses tentatives normales de langage, incapable de trouver d’autres moyens que celui qui l’a rassuré dès son premier usage. À ce point que la violence devient très vite son seul mode de communication dans une société qui confronte la violence à la violence. Accroché à des fantasmes d'enfant (être célèbre, être plus fort), il nous est présenté comme étant artistiquement brillant, et l'appareil carcéral le tape, tape et tape, exactement comme il le fait lui-même puisqu’il obtient une réaction qu’il peut anticiper — et dont il apprivoise peu à peu la mystique. Vraiment, ça m'a terrifié.
Deux titans qui se fracassent l’un contre l’autre, sans s’écouter mutuellement. Et j’en ressors avec le sentiment d’un État coupable. Bronson est brisé, ou fou, pour utiliser un langage normatif. L’État, non, et il dispose de ressources illimitées comparées à celles dont peut jouir Bronson, en matière d’inventivité et d’expérimentation. Il convient donc que l’État mette en place un système de décryptage du langage de Bronson, comme chercher à transformer chaque coup en signes, en lettres, chaque combat en mots et chaque cris en ponctuation d’une phrase qui, peu à peu, permettrait de comprendre Bronson et envisager de communiquer avec lui. Si la violence, le refus, l'obsession sont des éléments de langage, les phénomènes d'un système, d'une nature, ne faut-il pas les isoler, les analyser et, peu à peu, décrypter les messages qu'ils contiennent en vue de faire grandir ?
Espèce géniale, nous l’avons bien fait avec la nature, l'univers, les phénomènes géologiques et le faisons encore ; nous semblons incapables de le faire avec nos semblables qui ne le sont pas tout à fait. Ce qui nous est proche sans être identique paraît bien nous déconcerter bien plus que ce qui nous est franchement étranger. Pourquoi ? Certainement parce que la différence qui n'est pas assez lointaine pour exclure l'autre remet en cause les limites de notre identité. Lorsque l’on se penche un peu sur les phénomènes d’autisme, et notamment du syndrôme d'asperger qui sont capables de vivre en société, on découvre un terme qui m’a immensément séduit : les neurotypiques. Il n’y a pas les normaux d’un côté et les malades de l’autre mais tout un tas de règles générales, de catégories générales, de couleurs psychiques pour utiliser une image simple et la médiane de toutes trace la silhouette du neurotypisme — c’est-à-dire de ce que l’on convient d’appeler normalité. Mais à l’intérieur de cette grande catégorie, il y en a beaucoup d’autres plus petites, elles-mêmes subdivisées, etc.
Nos cartes psychiques sont toutes différentes les unes des autres et ce n’est pas parce que suffisamment de points communs nous permettent de communiquer que nous devons croire tous posséder la même mécanique dans la tête. Il ne faut surtout pas préjuger, à partir de notre impression de similarité, des fonctionnements d’autrui. Ce phénomène de distinction se manifeste particulièrement dans les langues, qui sont des moules esthétiques des traditions culturelles d’un pays. La structure du langage, dans sa phonétique comme dans sa syntaxe, caractérise les différentes formes psychiques des différents pays. Et les langues ont des grandes familles qui se subdivisent, comme les langues latines, les langues celtiques, les langues slaves, et parmi elles les langues nationales, puis les variations d’usage, ce qu’on appelle l’argot, voire même les patois. À l’intérieur d’une cellule familiale même, selon les fréquentations, les usages de la langues varient.
Notre cerveau possède une empreinte en propre dans notre langue et dans l’usage que nous en avons. Je ne fais rien d'autre que répéter ce qu’écrit Wittgenstein avant de conclure que « les limites de mon langage signifient les limites de mon monde ». Cependant, l’objet n’est pas d’aller plus loin dans l’herméneutique mais de revenir à la lumière des éléments récents, et des déchirements sociaux que l’on observe. Le terrorisme est la radicalité d’un langage brisé. Généralement si profondément radicalisé que je n’imagine pas qu’un terroriste soit rattrapable une fois jeté dans l’engrenage de la haine. Mais il convient de comprendre les processus qui avalent un individu pour le cracher en terroriste prêt à tout pour tuer en masse avant de se donner la mort lui-même.
Comment se mettre soi-même à mort si l’on est conscient de sa dignité humaine ? Sans doute la question de cette perte de la dignité permettrait de mieux cerner les origines de cette descente dans les ténèbres. Mais les commentaires extrêmement agressifs qui condamnent à mort les terroristes, même s’ils ne se tuaient pas eux-mêmes, tiennent eux-aussi d’un fanatisme identitaire. Toute violence est une brisure du processus normal du langage. Toute haine résulte de la cristallisation de cette violence en mode radicalisé de communication. Il faut y penser. On ne peut appréhender l'humanité philosophique que sous le régime de l'universalité mais cependant, on ne pourra résoudre l'équation de sa diversité qu'en lui reconnaissant le statut d'infinité des individus. De même que chaque être humain sur Terre possède un ADN unique, chaque être humain sur Terre possède une psyché sans sosie. En ce sens nous sommes tous uniques ; et nous devons repenser la méthode de compréhension de l'humanité dans ce double-mouvement.
Il n'y a qu'en cessant, voire en refusant de s'associer à un phénomène de masse identitoire de l'ordre du symbôle que l'on puisse réaliser pleinement la pluralité de notre histoire et la complexité des divisions humaines. Aussi doit-on renoncer au sentiment rassurant de l'agglutination à une totalité abstraite et fictive qui n'est, en outre, qu'une occasion politique d'être manipulé. Vivre libre commence par reconnaître notre solitude et notre irréductible singularité. Éléments autonomes et subjectifs, nous pouvons accepter de nous prêter au jeu de la communion, mais nous nous devons d'exclure toute fusion ; a fortiori lorsque celle-ci se fonde sur des affects.
Jusqu'ici, fanatisés par notre certitude qu'il existe un modèle normal et un modèle imparfait, une linéarité hégélienne pour courbe de l'Histoire, nous nous égarons. Il est encore temps de changer le cap. Apprenons à cohabiter plutôt qu'à nous affronter jusqu'à la destruction, usant du conflit comme du langage le plus évident, le plus spontané et le plus destructeur pour tous. À commencer, aujourd'hui, par respecter les musulmans, qui ne nous ont jamais demandé de leur imposer nos règles et dont l'immigration justifie autant qu'ils apprennent de nous que nous apprenions d'eux, dans le but de communiquer et de s'enrichir mutuellement.
On était là avant ? C'est bien. Les dinosaures aussi. Qui est le Charlie de qui, à la fin ?
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PS : j'ajoute que ça fait un peu plus de trente-mille ans qu'il n'y a qu'une seule race humaine ; qui se confond du coup avec la notion d'espèce, exception parmi les êtres vivants de la planète. Les thèses racistes étaient tout à fait exactes et fondées il y a cinquante-mille ans, par exemple, où Homo Sapiens et Homo Neandertalensis, au moins, cohabitaient. Ce qui fait du racisme une pensée politique pour le moins ariérée. Nous avons des éthnies, des religions, des cultures, des langues pour nous distinguer, et ça semble nous suffire pour nous entretuer ; bénissons donc de n'avoir pas de prétexte supérieur, nous serions déjà tous morts.