Arnaud Leparmentier, directeur éditorial au Monde, a levé un lièvre. Il y a, en France, bien pire que les « fake news », plus « insidieux », ce sont : les « fake truths ». Voici comment il décrit le concept : « les fake truths, fausses vérités ou vraies croyances. Celles-ci résistent à l’argumentation, tant elles sont ancrées dans la vie collective, mais elles n’en sont pas moins inexactes. » Et l’auteur de donner l’exemple le plus « terrible » à ces yeux : l’austérité.
Quand on lit un papier parlant de « vérité », on s’attend à un minimum de rigueur intellectuelle, tant le sujet est complexe et tant il a fait l’objet de discussions philosophiques depuis que celle-ci existe. Pourtant, à peine le concept de fake truths évoqué, à peine surgit le premier – et important – mélange des genres, et le premier sophisme. Les fake truths sont à la fois des « fausses vérités » et des « vraies croyances »[1]. Or, vérité et croyance relèvent de type d’énoncés différents, ils ne sont pas épistémologiquement équivalents. Que nous dit Arnaud Leparmentier ? Qu’elles sont inexactes mais qu’elles résistent à l’argumentation. Le problème tient à ce que l’argumentation porte sur deux objets différents : les croyances idéologiques d’un côté, les vérités factuelles de l’autre. Aussi, Arnaud Leparmentier met sur le même niveau de comparaison idéologies et faits. Autrement dit, il y a des idéologies inexactes. Et Arnaud Leparmentier entend bien dénoncer les idéologies qui ne pensent pas bien.
La plus révélatrice de ses expressions est sans doute celle où il évoque « ces fausses croyances » comme si, en matière de croyances, il y en avait de vraies. Définir les vraies croyances des fausses croyances, dire qu’elles sont les idéologies exactes des idéologies inexactes, voilà un exercice de propagande effrayant. Autant de mélanges et de confusions analytiques disqualifieraient d’office tout travail scientifique.
Sans doute, Arnaud Leparmentier pourrait se défendre en précisant qu’il ne parlait pas d’idéologie mais d’économie. Or, non seulement l’approche de l’économie d’Arnaud Leparmentier est idéologique, mais en plus de cela, son raisonnement comprend sophismes et… fake news.
Sur l’idéologie de l’approche de l’économie, elle s’exprime toute entière dans le choix de son exemple : l’austérité. Il n’y a pas, dit-il, d’austérité en France. Or, voilà, quelle est la définition « vraie » de l’austérité ? Il ne faudra pas en chercher dans le texte d’Arnaud Leparmentier qui ne s’embarrasse pas de tels détails. Mais en réalité, il ne faudra pas s’attendre à en chercher ailleurs, car l’austérité est un concept flou, vague, forcément sujet à interprétation, qui renvoie à de grosses économies budgétaires. Mais à quel moment ces économies sont-elles si « grosses » qu’elles peuvent être décrites comme relevant de l’ « austérité ? Eh bien, ce point est fondamentalement subjectif : il n’existe pas de « vérité » en la matière. Dire le contraire, c’est scientifiquement, épistémologiquement, aberrant. Tout au plus, l’objectivation de ces critères relève de choix, de convention scientifique. Mais pour scientifiques qu’ils seraient, ces choix et conventions n’en resteraient pas moins des choix et conventions. Et comme tout choix et convention, ces critères peuvent être critiqués. Il n’y a pas d’austérité en France ? Qu’Arnaud Leparmentier aille dire cela aux familles des infirmières et infirmiers qui se sont suicidés ces dernières années à cause de la rudesse d’un travail dont les conditions ne cessent de se dégrader de jour en jour. De vérité officielles sur l’austérité, il n’y a pas. Et le billet d’Arnaud Leparmentier qui dénoncent les fake news porte tous les stigmates qu’il entend combattre.
Le comble n’est pourtant pas atteint. Car Arnaud Leparmentier réussit le tour de force de produire un autre raisonnement logiquement défaillant et de répandre une « fake news ». On apprendra ainsi que celui « qui décidera [si l'État français] rembourse ses créanciers » seront « les agences de notations qui ont déjà dit qu'elles mettraient dans ce cas notre pays en faillite ». Il faut évidemment beaucoup de toupet pour donner des leçons de « fake truth » tout en affirmant un énorme mensonge, car un État n’entre pas en faillite. La faillite est une procédure légale de cessation de paiement : Arnaud Leparmentier peut donc expliquer tranquillement que la France ne peut pas décider de cesser de payer sinon les agences de notation provoqueraient la cessation de paiement des dettes françaises. Autrement dit, la France ne peut pas se mettre en faillite sinon le agences de notations vont les mettre en faillite ! Outre le fait que la menace paraît ridicule et le sophisme patent, les agences de notation n’ont aucun pouvoir juridique en matière de « faillite » d’un État, et ce d’autant plus que la faillite d’un État n’existe pas, il y a au contraire une « absence de procédure spécifique en cas de difficultés de remboursement »[2]. Bref, voilà un bel exemple de fake news.
Quant aux critiques apportées aux prédictions économiques de la gauche, elles ne peuvent en rien recevoir le label de la « vérité », car en matière d’économie, il n’existe pas de prédictions vraies mais seulement des estimations aux fiabilités diverses qui doivent être « falsifiables » au sens de Karl Popper[3], c’est-à-dire qui doivent pouvoir faire l’objet d’une critique. Qu’Arnaud Leparmentier critique la présentation des coupes budgétaires comme étant de l’austérité, qu’il critique les prédictions économiques des uns et des autres n’est pas un problème. Au contraire, cela relève de son travail de journaliste. Qu’il vienne se présenter comme un détenteur de l’idéologie vraie sans le moindre égard pour les productions scientifiques, épistémologiques, pour la logique, pour le droit international, voilà qui est bien plus dangereux encore que ce qu’il entend dénoncer.
[1] L’auteur parle successivement de « vraies croyances » et de « fausses croyances » pour évoquer les fake truths. Nous lui reconnaîtrons tout de même qu’il ne s’agit pas là d’une contradiction en admettant que dans le premier cas, il parle de la forme vraie d’une croyance, alors que dans le second il parle du contenu faux de la croyance. Autrement dit, ce sont vraiment des croyances fausses : elles sont vraiment fausses (et non pas vraies et fausses). Par conséquent, on peut admettre, malgré l’imprécision du langage, qu’il n’y a pas de problème logique de ses formulations.
[2] David PAVOT, « Faut-il envisager une procédure de faillite souveraine internationale inspirée du droit des entreprises en difficulté ? », Revue des procédures collectives, n° 4, Juillet 2012, étude 30
[3] Karl Popper, La connaissance objective, Flammarion, Champ Essais, Paris, 1998