Pourtant, agir en être civilisé, n'est-ce pas s'efforcer de domestiquer son agressivité, dans la perspectives d'interactions plus harmonieuses et fructueuses pour tous ?
Pour Norbert Elias, la civilisation occidentale représentait le produit d’un processus séculaire de maîtrise de nos instincts, d’apprivoisement de nos désirs et de domestication de nos pulsions les plus ancestrales. Pour lui, le processus de civilisation se définit ainsi comme une intériorisation des valeurs de modération par les individus.
Malheureusement, force est de constater que ce processus de civilisation, cet effort d'apaisement de l'agressivité naturelle, ce travail de réinvestissement d'une pulsion reptilienne violente vers des buts sociaux plus élevés, sont constamment menacés de régression.
Depuis Elias, nous avons, hélas, assisté à l'avènement globalisé du libéralisme, dont l'élément idéologique central, est la glorification de l'individu puissant, le culte du mérite, l'incitation à la compétition. La généralisation d'un modèle social au sein duquel, les gagnants (de la mondialisation) sont honorés, admirés quand les perdants, sont méprisés, ignorés.
Un des illustres représentants de ce libéralisme, notre Président de la république, a ainsi osé déclarer : « Une gare, c'est un lieu où on croise des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien » Emmanuel Macron le 29/06/2017
Avec, l’avènement du libéralisme dans l'espace planétaire, chaque individu, dans le cadre d'une compétition de chacun contre tous, d'une économie de marché de plus en plus libérée, débridée de toute entrave à la concurrence (amortisseurs sociaux, fiscalité redistributive, outils de solidarité, ….), est encouragé à recourir, sans embarras éthique, de tous les comportements adéquates, y compris les plus brutaux et agressifs, dans sa quête d'accomplissement personnel et d'accumulation de richesses (impliquant nécessairement la défaite, une ruine proportionnelle à ses gains pour les autres), afin de faire partie des gagnants, des privilégiés.
Le résultat logique de cet invitation aux luttes fratricides, ne constitue rien d'autre qu'une forme particulièrement violente de darwinisme social.
Les grandes fortunes, tous les milliardaires, les grands gagnants de ce combat, sont tous, en fait, aussi des super prédateurs (OPA hostiles, raids financiers, démantèlements, restructurations, …).
L'objectif de réalisation de soi par le surpassement d’autrui, tend à faire oublier au seul profit de la liberté individuelle (des plus puissants), les valeurs collectives pourtant inscrites dans la devise de notre république : égalité et fraternité.
Éminemment perverse, cette société néolibérale encourage certains individus, particulièrement agressifs, à faire la démonstration de leur capacité de « réussir » dans la compétition sociale, tout en privant nombre d’entre eux (issus des familles les plus démunies et ne bénéficiant d'aucun des atouts à la disposition de ceux étant « bien nés ») de toute possibilité de répondre à ce défi autrement qu'en usant de moyens condamnés par la justice.
Pourtant, quelle différence de fond existe-t-il entre le comportement de ce PDG qui accule à la faillite son concurrent, de ce trader, as de la spéculation, qui en quelques clics sur un clavier, explose ses gains, de ce cadre-dirigeant qui étouffe ses rivaux et se hisse aux commandes de son entreprise pour la « dégraisser » à coups de plans sociaux, et l'attitude de ces jeunes de banlieue qu, faute d'alternatives, s’imposent à la force des poings, trafiquent pour pouvoir se payer, (eux aussi sans trop d'efforts), leurs gros cabriolets allemands ? Pourtant, les premiers sont honorés, protégés, récompensés, quand les seconds, vilipendés par les médias (possession des premiers), sont stigmatisés, pourchassés et punis.
Sans que nombre d'entre nous n'en ai véritablement pris conscience, notre civilisation est ainsi en train de basculer dans une forme de barbarie 2.0 propre au libéralisme globalisé, et ce, aussi bien au sein des pays dits « démocratiques », qu'au sein de régimes plus expressément autoritaires.
Pour Judith Buthler, : « une éthique de la non-violence non seulement ne peut pas être fondée sur l’individualisme, mais doit même prendre la tête d’une critique de l’individualisme comme fondement de l’éthique et de la politique. Toute éthique et toute politique de la non-violence devraient rendre compte de cette manière dont les sujets sont impliqués les uns dans la vie des autres, liés par un ensemble de relations qui peuvent être aussi salvatrices que destructrices. … La non-violence, devient une obligation éthique par laquelle nous sommes tenus précisément parce que nous sommes liés les uns aux autres ».
Anne Dufourmantelle ajoute que : «Attenter à la douceur est un crime sans nom que notre époque commet souvent au nom de ses divinités :l'efficacité, la rapidité, la rentabilité. ». Au « manque absolu de considération pour les êtres que le monde néolibéral donne à voir dans les rapports de force instaurés comme norme secrète au travail, à l'école et jusque dans les loisirs », il nous faut opposer la douceur « La douceur est politique … c'est d’abord une intelligence, de celle qui porte la vie, et la sauve et l’accroît. Parce qu’elle fait preuve d’un rapport au monde qui sublime l’étonnement, la violence possible, la captation, la peur en pur acquiescement, elle peut modifier toute chose et tout être. Elle est une appréhension de la relation à l’autre dont la tendresse est la quintessence... La douceur ne se munit d’aucun pouvoir, d’aucun savoir. L’appréhension de la vulnérabilité d’autrui ne peut se passer pour un sujet de la reconnaissance de sa propre fragilité. Cette acceptation est une force, elle fait de la douceur un degré plus haut, dans la compassion, que le simple soin. Compatir, « souffrir avec », c’est éprouver avec l’autre ce qu’il éprouve, sans y céder. »
C'est par la prise de conscience du fait que nous sommes en interdépendance, que nous serons en mesure de refuser de participer à cette barbarie viriliste, individualiste, matérialiste, à la destruction de l'autre, de tous les autres, de toute la planète.
Pour éviter de nous détruire nous-mêmes, faisons barrage aux forces destructrices et violentes du libéralisme, en cultivant en nous et entre nous, la douceur, la non-violence, la civilité, la féminité.