Le 4 Avril, Emmanuel Macron a déclaré "ne pas avoir su endiguer" la montée de l'extrême droite. Après avoir nommé un ministre de l'intérieur selon qui Mme Le Pen est "trop molle avec l'islam", après avoir commandé une note sur l'immigration à Mr. Zemmour, après avoir joué aux croisades idéologiques contre l'"islamogauchisme" (chimère qui s'appelle maintenant "wokisme"), Emmanuel Macron regrette maintenant, paraît-il la montée des thèses ethnocentriques, brutalistes et islamophobes défendues par son "opposition".
Il faut dire que Mr. Macron tient à son créneau : il occupe le centre, et pour cela, il doit se présenter comme antifasciste et antisocialiste. Seul le libéralisme économique, entremêlé avec d'épaisses couches de libéralisme des moeurs, est défendu. Le reste est renvoyé dos-à-dos.
Le libéralisme économique, on sait ce que c'est : chacun à le droit d'investir sa grande fortune là où il ou elle le souhaite. Mais qu'est-ce qu'on entends par "libéralisme des mœurs" ? C'est l'encouragement de tout ce qui ne dérange pas la productivité des individus et leur permet de se sentir mieux au quotidien. Opter pour un libéralisme des mœurs, c'est miser sur le fait que les problèmes liés à l'économie, au travail, au pouvoir d'achat, au statut, à la mobilité sociale et physique provoqueront moins de contestation sociale si les personnes concernées se sentent par ailleurs autorisés à développer pleinement leur singularité sexuelle, intellectuelle, morale, vestimentaire ou musicale - bref, leur personnalité. C'est la ruse de ce qu'on appelle les "identity politics" aux Etats-Unis, et qui constitue une partie de ce qu'on appelle le "néolibéralisme".
Mais bon, appelez cela comme vous le souhaitez. Ce sur quoi je veux insister, c'est que pour Macron, "être de gauche" se résume à miser sur ce libéralisme des mœurs pour contenir, canaliser et récupérer les avancées de mouvements sociaux émergents. Après le mandat de François Hollande, où l'on a pu constater que le PS n'avait justement rien d'autre à offrir que cette méthode (même si la phase Valls a prouvé que le cœur n'y était pas), Macron a pu se permettre un beau tour de passe-passe, un petit rebranding de la gauche PS en parti centriste (LREM), et la confusion persiste à ce jour.
En parallèle, "en même temps", Emmanuel Macron est un fervent défenseur de la pensée économique la plus réactionnaire : l'extrême dérégulation de la finance, l'assèchement des moyens de l'Etat, et le rachat progressif, par de grands investisseurs, de la fonction publique Française. J'utilise le mot "réactionnaire" avec rigueur : ce projet cherche à démanteler tout ce qui a été obtenu en termes de sécurité sociale suite à la deuxième guerre mondiale, notamment grâce au programme du CNR (sur ce point, voir ce billet). Cette volonté d'avancer contre les gains sociaux du passé s'accompagne, comme d'habitude, d'une obstination élitiste et méritocratique - c'est normal, la méritocratie à toujours permis de justifier les inégalités de fait depuis la Révolution Française. Or, cet entêtement à célébrer les "premiers de cordées" est d'autant plus obstiné et dogmatique que ce qu'on cherche à justifier est une répartition inégalitaire démente, croissante et socialement absurde des richesses du pays.
Il faut donc ici laisser bouger quelques lignes préconçues. Juste parce qu'Emmanuel Macron est "au centre" de l'échiquier politique, ne veut pas dire qu'il soit modéré, ou même qu'il ait une honnête attitude de négoce entre la droite et la gauche historique. L'actuel président est au centre parce qu'il défend l'état actuel du monde, à l'international, et "manage" la France pour qu'elle s'adapte aux règles du néolibéralisme Occidental. Il est pris dans le zeitgeist d'un empire Etats-Unien déclinant (#McKinsey). Ce que nous appelons "centrisme" n'est donc rien d'autre qu'une crispation sur un ordre du monde en place (celui qui s'est implanté dans les années 60-70) contre son déclin, imminent ou amorcé. C'est donc un conservatisme, le dernier à être apparu, certes, mais un conservatisme malgré tout. De ce fait, le parti d'Emmanuel Macron se range évidemment à droite.
Mais encore une fois, peu importe les étiquettes. Restons au fond du problème.
Les effets d'une politique dite "néolibérale" sont multiples, parfois fins et toujours protéiformes. Mais bon, puisqu'il faut bien qu'on en retienne quelque chose...
Une telle politique cherche "en même temps" à faire du progressisme social et du conservatisme économique ; d'un côté, elle va donc encourager les individus à s'émanciper des cadres sociaux, moraux ou physiologiques qui les empêchent de réaliser pleinement leurs vocations personnelles. D'un autre côté, elle va retirer à ces mêmes individus les moyens de se protéger du rapport de force entre travailleurs et investisseurs, sur les marchés et au sein des entreprises. Elle va baisser les allocations, culpabiliser et malmener les chômeurs, verser des sommes astronomiques aux entreprises, supprimer l'ISF, pousser les élèves à intégrer la logique du "marche ou crève" en introduisant la compétition et l'élitisme au seuil de l'Université publique. Elle va réduire le coût global de la main-d'oeuvre en réduisant les impôts sur les entreprises. Privé de nombreux revenus, l'Etat devra baisser ses dépenses dans l'Hôpital Public, dans l'Education Nationale, dans les Régions, les Mairies ou encore dans la Police. Mais, pas de problème : les investisseurs internationaux, à qui le tapis rouge est ainsi déroulé, pourront éventuellement devenir actionnaires de ces infrastructures abandonnées par l'Etat. Ce sera une super opportunité pour eux !
Dans ce cadre, le politicien du statu quo, "centriste", crispe les concitoyens à sa droite et à sa gauche. A droite, la crispation vient de ce que les moeurs traditionnelles du pays s'effondrent, ne font plus loi comme avant, à mesure que chacun et chacune prends ses libertés morales. Plus encore, pour des raisons géographiques, les citoyens éloignés des villes sont simultanément éloignés de l'émulsion libertaire métropolitaine. Cette dernière leur paraît délirante, absurde, incompréhensible. Le pays se fracture.
Simultanément, les conditions de vie des travailleurs et travailleuses salariées, qu'ils soient ouvriers d'usines ou employées de service, se dégradent franchement. Sinon matériellement, au moins psychologiquement. L'avenir devient plus incertain, plus inquiétant, moins favorable pour soi. De petits signaux en petits signaux, les marqueurs de sécurité sociale qui caractérisaient encore récemment la vie en France s'effritent. Le pays change. La société change. Pour le citoyen et la citoyenne non-initiée à l'histoire du capitalisme mondial, ni aux croyances partiales justifiant l'ordre présent, la situation est incompréhensible. Quelle cohérence trouver entre, d'un côté, la dégradation accélérée des conditions de travail et de la vie publique en France, et de l'autre l'incessante progression des droits de chacun à vivre selon sa guise, sans que quelque cadre moral traditionnel ne puisse être posé en surplomb ? Véritable toile de fond, cette interrogation obtient des réponses très différentes selon là où l'on se situe. A la limite, c'est précisément dans ces réponses que l'on peut aujourd'hui distinguer la droite et la gauche du centre néolib.
Les personnes "de gauche" voient dans cette situation tantôt une réalisation, tantôt une falsification de leurs propres convictions. Le progrès social, où chaque individu peut se réaliser comme il l'entend : génial ! Mais voilà que ce progrès sert à justifier les pires accroissement d'inégalités et l'élitisme le plus outrancier. Au final, se réaliser comme on l'entend devient une forme de participation enthousiaste au modèle d'exploitation débridé qui, simultanément, précarise l'ensemble de la société et menace le climat. La gauche se divise en néolibéraux (PS, En Marche) et radicaux (LFI, PCF, NPA, Lutte Ouvrière), qui rejettent l'ordre en place mais adoptent différentes attitudes vis-à-vis du progrès social qu'on y trouve. Sur le tard, la très néolibérale EELV cherche aussi, au nom du climat, à se radicaliser.
La droite, quant à elle, oscille entre la joie de voir les hiérarchies de l'argent se consolider grâce aux mesures de Macron, mais s'indigne que cela se fasse au coût d'une mutation permanente de la société. La France change trop. Les gens sont de plus en plus en paix avec l'homosexualité, certains ne se sentent pas définis par leur sexe, les entreprises sont devenues trop horizontales, l'"autorité" se perd, les professions se féminisent, les hommes ne peuvent plus revendiquer leur autorité "naturelle" sur les femmes... Tout ce qui était "naturel" est remis en cause, comme si les personnes pouvaient juste devenir autre chose que leurs rôles assignés à la naissance, comme si aucune de nos croyances sur l'ordre éternel des choses n'était fondé. Un véritable scandale, bien entendu. Pour couronner le tout, de nouvelles populations arrivent sur le sol du pays.
Le néolibéralisme, a priori, ne voit aucun problème à accueillir des migrants, parce que ces derniers sont prêts à vendre leur force de travail à plus bas salaire que la plupart des Français, et pour des travaux que ces derniers sont réticents à accomplir. C'est que leur priorité, à ces nouveaux-arrivés, est de trouver comment s'intégrer à la société, comment gagner leur vie ici et construire une vie digne pour celles et ceux qui les ont suivi. Toutes ces choses passent d'abord par le travail salarié, qui sécurise et nourrit peu importe le boulot. Puis de fil en aiguille, par le développement des rapports sociaux, qui créent des amitiés, des inimitiés, qui permettent d'échanger des codes, des histoires et des projets, ces "étrangers" développent un sentiment d'appartenance, qui légitimé par le droit, leur permet de devenir Français.
Mais l'aile droite du néolibéralisme avertit : trop d’accueil des migrants signifiera un bousculement tel de la société Française déjà existante que la droite radicale, illibérale, pourra cultiver la réaction populaire. "La France change trop !" diront ces figures réactionnaires. "Votre insécurité de vie est due à ces changements ! Les honnêtes Français tombent dans la précarité tandis que les homosexuels et les immigrés ont tous les passe-droits pour trouver du travail. Pire, l'Etat [néolibéral] les aide ! Ils sont complices, tous islamogauchistes !"
Dans une telle situation, la droite néolibérale, pour rester en poste, se retourne contre sa gauche ; Jean-Michel Blanquer s'indigne du wokisme. Pour les gens de gauche, c'est une aubaine : si le progrès social ne fait plus partie des projets du gouvernement, alors libre aux radicaux de gauche de renouer ce projet avec son corollaire initial, le progrès économique. Réaliser sa personne ET boucler tranquillement la fin du mois. Vivre librement ET en harmonie avec les autres et la nature. Mais tout ça à mis trop de temps à décanter. Nous voici venu aux jours de l'élection, La France Insoumise parvient tout juste à faire comprendre qu'elle veut occuper ce créneau, EELV s'y essaie aussi, et encore trop nombreux sont ceux que la posture "un peu de gauche" d'En Marche continue de tromper.
Il faut donc mettre les points sur les i : le gouvernement En Marche n'en a rien à faire du progrès social. C'est son alibi. Son excuse pour continuer à démonter les garants de sécurité économique, sanitaire, éducative, policière, juridique et démocratique pour les citoyens de ce pays. Les démonter à quelle fin ? Afin de les rendre plus facilement navigables par les grands investisseurs mondiaux, et européens, par les petits entrepreneurs qui génèrent - sans forcément le savoir - leurs futures poches de profits, et par l'ensemble des travailleurs qui participent à ce processus. Pour le reste du peuple, ce sera la loi de la survie - travaille ou crève, et travaille plus. A la limite, le vrai visage d'En Marche, son visage sans excuse, est celui de Valérie Pécresse.
Marine Le Pen n'en a rien à faire de la précarisation grandissante des Français. C'est son alibi. Son excuse pour renvoyer les immigrés chez eux, dépenser moins d'argent public dans les populations de quartiers (en bonne partie musulmane) et accomplir la mission dont elle et ses collaborateurs se pensent les vaillants agents : restaurer la France d'avant, d'avant la mixité sociale, d'avant la culpabilité coloniale, d'avant la mémoire de guerre, d'avant le "mélange des civilisations", quand l'"ordre naturel" disait à l'homme blanc que tout, dans l'univers, conspirait à l'accomplissement de sa grandeur éternelle. Ah, comme c'était mieux avant ! Zemmour a eût la naïveté de croire que l'extrême droite pouvait se passer de son excuse moralisatrice. En reconstruisant une rhétorique anti-républicaine et en vantant les mérites de l'ultra-libéralisme, il a été trop honnête. Or, au-delà des grandes gueules d'extrême droite qu'il a ainsi réjouit, cette franchise a repoussé l'électorat des citoyens précaires, inquiets mais modérés qui cherchent surtout, chez Le Pen, une alliée immédiate contre l'extrême centre qui les malmène. Voilà que, grâce à Gargamel, cette dernière paraît maintenant plus juste, plus acceptable, plus raisonnable...
Marine Le Pen et Emmanuel Macron sont ainsi rentrés, depuis les élections de 2017, dans une danse morbide où, secrètement unis autour de la conservation des inégalités sociales induites par le revenu, l'héritage et la culture de classe, chacun pose son pied là où l'autre l'a enlevé. L'un encourage chacun.e à embrasser sa liberté personnelle et à tolérer celle des autres pour faire passer la pilule de la casse sociale - grand humaniste ! - tandis que l'autre cultive une intolérance morale, au nom de grands principes identitaires dont la supposée disparition expliquerait l'actuelle misère !
A ce sujet, le dernier cadre moral en date invoqué par la droite - vous l'avez remarqué ? - c'est d'être ou ne pas être "Républicain". Si, si, Marine Le Pen est aujourd'hui Républicaine. La droite modérée aussi (LR / LREM / PS). Tous passent leur temps à trier les Républicains des non-Républicains. Certes, c'est très bien d'adhérer aux "valeurs de la République", par ailleurs empreintes d'humanisme. Mais, objectivement, aucun d'entre nous n'est Républicain au sens que cela avait en 1792, 1848, 1870 ou 1958. Peut-être que ces politiciens cherchent à nous faire vivre dans un autre temps ? Un temps d'avant les marchés financiers mondialisés, d'avant la guerre froide, d'avant la "société de consommation", d'avant les technologies numériques, d'avant le féminisme politique, d'avant la crise climatique irréversible... . Quoi qu'il en soit, pour ces chevaliers de la République, "Les Républicains" en tête donc, toutes ces nouvelles données de la vie politique ne comptent pas. Ce qui compte c'est de régler l'insécurité vécue par les Français (économique, d'abord, ensuite vécue comme insécurité physique, sociale, identitaire...) en affirmant dogmatiquement que les "valeurs de la République" nous sauverons. Voilà qui suffira.
Bref, conclusion. Pourquoi n'est-il plus possible d'appeler à voter Macron pour faire barrage à l'extrême droite ? Parce que voter Macron, c'est laisser grandir chez ceux qui sont délaissés et précarisés le sentiment que la "gauche" du progrès social est décidément une malédiction pour la France, puisqu'elle s'accompagne à chaque fois d'un effondrement de tout ce qui garantissait un peu de sécurité de vie (régression économique prévue dans le néolibéralisme). Du même coup, "la gauche" en général est décrédibilisée, rendue inefficace, confuse et divisée. Ceux qui refusent de perdre de vue les désastres sociaux, écologiques et économiques du néolibéralisme ont en même temps du mal à s'aligner sur une critique efficace de la pseudo-gauche (LREM / PS). Alors, il ne reste que la droite pour proposer une critique cohérente de ce gauchisme. Ce sera par une vision radicale. Par une vision qui appelle au renoncement en toute forme de progrès social cultivée jusqu'ici et au refus brutal des libertés personnelles permises par le néolibéralisme. Voter Macron, c'est ainsi préparer le terrain à cette droite radicale, qui promet de résoudre d'un seul coup les problèmes liés aux politiques centristes en supprimant son aile gauchiste. Le plan est alors d'instaurer une forte répression du libéralisme des mœurs, d'entraver la libre circulation des personnes et d'opprimer le libre exercice du culte religieux. Pas d'LGBT, ni d'immigrés, ni de musulmans - et voilà, tous vos problèmes sont résolus ! Pour que ça paraisse inoffensif, il suffira de le faire passer pour une restauration des "valeurs de la République"... de 1958.
Voter Macron, c'est donc faire de Le Pen la principale force d'opposition. Alors, il devient presque tentant de voter extrême droite pour punir l'extrême centre. Gare à celles et ceux qui le feront : ils céderont ainsi directement à la sérénade morbide chantée par la bourgeoisie chauvine aux travailleurs nationalistes depuis des années. "Plutôt la guerre des civilisations que la lutte des classes", chantent ces idéologues face aux échecs du néolibéralisme. "Trop internationaliste et cosmopolite, notre seul problème, c'est la gauche du progrès social !". Cette chanson résonne d'autant plus que les échecs du Macronisme sont criants, et que les critiques venues de la gauche sont délégitimés. Pourtant, à moins que vous ne soyez riches - vraiment riches- vous ne gagnerez rien d'autres par le vote Le Pen que de maigres augmentations de pouvoir d'achat. En échange, vous obtiendrez une destruction poursuivie des services publics, une réapparition brutale de la société martiale et disciplinaire, une discrimination de plus en plus barbare des musulmans et des personnes racisées en France, une propagande illusoire sur la grandeur internationale de la patrie, et l'agrandissement ostentatoire de la fortune des Arnault et des Bolloré, comme sous Macron.
Alors faites ce que vous voulez, mais si vous voulez faire barrage à l'extrême droite, faites aussi barrage à l'extrême centre, et vice versa : ne votez ni Macron, ni Le Pen. Ces deux-là dansent ensemble.