Par Arnaud Robert, rencontre du vendredi 20 mars 2009, Le Temps.ch
L’écrivain et poète martiniquais Édouard Glissant est à Genève. L’octogénaire lit dans la crise antillaise une haine de la terre
C’est un géant en costume bleu électrique. Depuis la mort d’Aimé Césaire, il est le patriarche intellectuel de la Martinique, le poète guerrier, le penseur qui marche. A 81 ans, Édouard Glissant passe par Genève pour une série de rencontres à l’occasion de la Semaine de la francophonie. Il était mercredi à l’Université pour une rencontre avec «son vieux copain» Michel Butor.
Après avoir obtenu en 1958 le Prix Renaudot pour son roman La Lézarde, Glissant est de tous les combats contre le colonialisme, pour les identités multiples de l’antillanité. Il publie des essais, le Discours antillais, Poétique de la Relation. Et de nombreux recueils de poésie (Le Sel noir; Pays rêvé, pays réel). Son écriture concentrée, généreuse et son regard en militance paraissent plus urgents que jamais à l’heure de la crise identitaire des Caraïbes.
Le Temps : De la crise antillaise ressort l’impression d’îles assistées dans un régime teinté de colonialisme…
Édouard Glissant: J’irais plus loin. C’est presque un exemple de colonisation réussie. La France donne de l’argent aux Antilles pour que les Antillais achètent des produits français. C’est un circuit colonial. Cet assistanat, qui a longtemps déterminé une grande part de la psychologie des Antillais, se dévoile de plus en plus dans ses réalités. Tout le processus est sous contrôle de la classe de ceux qu’on appelle, en Martinique et en Guadeloupe, les Békés. Ils sont les descendants des grands propriétaires fonciers. Ils sont aussi les maîtres des rouages de l’import-export. On ne peut pas s’en sortir. Il faudrait que la politique des Antillais dépasse les revendications économiques, qui sont nécessaires. Il faudrait qu’ils sachent quel pays ils veulent habiter.
Déjà dans votre roman, «La Lézarde», celui qui possède la terre contrôle les hommes…
A la libération des esclaves en 1848, les nègres antillais se sont pris d’une haine incroyable pour la terre. C’était le lieu même et le symbole de leur souffrance. Ils ont déplacé toutes leurs ambitions dans l’éducation. Tout le monde voulait être fonctionnaire. Cela a facilité la politique d’assimilation de la France. La Martinique est un petit pays, sans arrière-pays. Tout est accessible à d’éventuels poursuivants. En Haïti, à Cuba, en Jamaïque, il existe des arrière-pays où les esclaves marrons fondaient de véritables républiques. Ils traitaient avec les autorités sur un pied d’égalité. Cette absence d’arrière-pays n’est pas seulement physique. Elle coïncide avec une absence d’arrière-pays culturel. La grève qui vient d’avoir lieu est une grève paradoxale. Elle se fait au nom de la responsabilité et de la dignité des Antillais. Mais il s’agit d’obtenir de l’argent du gouvernement français. On pose des revendications, mais on demande autre chose, quelque chose de caché. C’est-à-dire l’indépendance.
En 1961, vous réclamiez l'indépendance. Vous avez même été un temps interdit de territoire martiniquais. Votre position a évolué sur ce point ?
Pas du tout. Ce qui a changé, c'est la structure même du monde. Entre 1961 et aujourd'hui, les conditions d'interdépendance se sont aggravées. Tout le pays martiniquais a été bâti sur le modèle français. Nous n'avons aucune expérience de la vie américaine. Les gens ont un désir d'émancipation. Mais lils la refuseraient si on la leur proposait. C'est pour cela que je pense que la colonisation par assimilation est la pire forme possible de colonisation.
Vous substituez à la Négritude de Césaire le concept de créolisation...
Le problème identitaire des Antillais est lié à un double manque. D'abord, les Antillais ont souffert d'être Noirs. Ils ont crus que c'était une infériorité. Le mouvement de la négritude a eu un effet décisif dans les Antilles. On a cessé de croire qu'être Noir était une maladie. C'est à Césaire qu'on le doit. Mais les antillais souffraient aussi d'être mélangés, métis. Ils le concevaient comme une tare. Et sur ce plan, la négritude n'a pas fait du bon travail. J'ai lutté toute ma vie pour l'idée que créolisation du monde - le mélange des cultures sans prédétermination et sans confusion - donnait des résultats inattendus et inespérés. La créolosation rçoit la totalité des cultures du monde, mais ne tente pas de les unifier.
Vous continuez d'enseigner la littérature à l'Université de New York. Que signifie l'élection de Barack Obama, une victoire de la créolisation ?
L'idée de créolisation aux Etats-Unis ne fonctionnait pas du tout avec la manière d'exister des Noirs. Six mois avant l'élection d'Obama, les Noirs américains ne voulaient oas entendre parler de lui. C'est au dernier moment qu'ils ont eut cette d'explosion et se sont ralliés. On lui faisait le reproche de ne pas être assez Noir. Aux Etats-Unis, un métis, historiquement, n'est pas un autochtone, ils est un étranger. L'élection d'Obama est celle de tous les migrants. Ce qui a gagné, c'est l'idée du metissage et la réalité de la créolisation.
Quand on parle de littérature francophone, aujourd'hui, on prétend convier les marges, mais ne renforce-t-on pas les insularités et les ghettos ?
Abslument. Je trouve que les militants de la francophonie sont complètement aliénés. Je suis un écrivain Martiniquais de langue française, ni francophone ni français. J'ai beaucoup plus de solidarité avec des écrivains anglophones ou hispanophones de la Cara¨be qu'avec des écrivains français. Je me sens en connivence avec Alejo Carpentier. Quelques jours avant de mourir, il me disait : "A notre âge, on ne se trompe plus." Nous avions le même langage, à défaut de la même langue, la même confiance dans les mots. Nous croyons à la fonction primordiale de l'oralité dans l'écriture, à la fonction du rythme dans le texte littéraire. Nos littératures caraïbes sont des littératures du monde, à cause de notre expérience. Dans la Caraïbe, le monde entier est venu.
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"La francité est d'abord un élément de stratégie. La francophonie est son signifiant". Édouard Glissant, Le Discours Antillais.