Thème imposé : "Une enfance d'ailleurs".
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L'ÉPICENTRE DES EAUX
(AQUÆ-MUNDUS)
― Ho ! Piéro ! Ho ! D’où te vient ce petit Paul dont tu nous dis tous les jours qu’il est le produit éclos de la connivence rebelle des pays que l’on tente vainement d’abasourdir aujourd’hui, et des inépuisables créations de recours dont ils usent dès l’enfance de leurs petits pour qu’ils y dressent Résistance en beauté ?
Du cœur du continent noir, le Cameroun, mon compère ! Il y reçut comme premier soleil rétinien, la lumière d’une poétique en devenir. Son enfance chemine à petits flots de mots suivis, ceux qui à la faveur de signes cachés goulottent et dérivent en affluents de conscience ; y grossissent les rapides d’une jeunesse qui, à tout prendre, choisira les sauts basculés de roches alluviales d’une Guyane initiatrice de l’homme aux germinations du pays.
Ainsi drainé par leurs chants intérieurs jusqu’à son embouchure, il délivrera la parole fluviale de son peuple, et ce n’est pas là que « se jeter à l’eau » car les fleuves, par leurs conférences continentales, participent des océanies « tranquilles » du Pacifique tout autant que des canaux colériques des Caraïbes en Martinique. Un tel hydrodynamisme, développé dans son aquatique totalité, trouve son épicentre au cœur de l’infini des mers ou encore de l’aquasphère ; j’ai nommé l’archipel des îles Marquises.
L’intense charroi des courants contrariés et dominants de l’Histoire lui renvoie constamment du monde (au gré de ses rencontres) de nouvelles étendues de contestations humaines diversifiées, sous-marines et transversalement solidaires. Ce qui s’y joue l’enfant l’ignore mais le poète ainsi flotté est advenu.
― Ho ! Piéro ! Ho ! C’est donc la conscience partagée des peuples dominés qui lui indique dès sa plus jeune enfance le repère des eaux fortes qu’il lui faudra saisir, et ses parents qui étaient-ils ? Tout était-il joué d’avance alors ?
Non, rien ne permettait de le présager ; un père Blanc du nord de la France, banquier et coureur de jupons impénitent qui s’adonnait corps et âme aux « affaires africaines » et une mère guyanaise couturière, dévouée à l’éducation de ses deux fils du mieux qu’elle pouvait dans un contexte où les prospérités dont ils profitaient lui causaient toutefois quelques tourments de conscience. Bien que son existence se rapprochait de celle d’un petit lord qui se comporte en garnement mal élevé au sein d’une société privilégiée et débordée par ses damnations originelles, le petit Paul s’imprègne, par-dessus les corruptions actives de l’esprit ambiant, des chuchotements de force que lui glissent entre deux cuillères à le nourrir, tantôt sa nounou alors qu’il n’est encore qu’un bébé, tantôt le cuisinier, toujours à l’écoute des événements qui couvent à l’extérieur, entre deux plats qui lui sont commandés, ou le jardinier de passage dans la cuisine, qui ne se sépare jamais de son sabre, mais confie au jeune enfant, en la posant sur la table de sa chaise haute, une roche de lave ficelée dans la pliure d’une palme de pluie !
Ou encore la sentinelle complice qui, tenue aux secrets des soulèvements inévitables du peuple dépossédé, lui fredonne le murmure des couleurs d’une attaque qui gronde en justice. Le même gaillard qui dans un lent et large geste de présence rassurante, brandit son coutelas à chaque mouvement de voiture dans l’enceinte de la villa qu’occupent ses parents.
Toutes les nuits résonnent au loin, tenant toute la maisonnée en éveil, les coras irréelles de la véritable garde africaine ; elles insufflent au petit Paul sous la forme de motifs sonores et clandestins, connus d’elles seules, les taillades qu’à l’avenir elles entendent bien lui ordonner de fouiller en leur nom pour le compte irréparable de leur dénuement une fois qu’il deviendra adulte. Voici où commence l’oracle des beautés de la contestation et l’instruction collective de tout poète. L’enfant moissonne le bourdonnement intense du feu des hommes qui couve ici, sous l’enfance dorée. Rien de ses gâteries ni de ses caprices hystériques ou de son héritage qu’il dilapidera ne pourra le tenir éloigné du passage ardu où il devra se rendre debout ! Souvent d’ailleurs au moment où d’autres se résigneraient plutôt que de se livrer, en poétique, au démontage d’un système broyeur d’entités collectives originales et vivantes.
La palme de pluie ! C’est elle qui portera à maturité le signifiant de l’œuvre à accomplir dans l’écriture des sables rouges, elle désignera la perle initiale d’une source de l’enfance et offrira, par le livre, ce qui du réel n’était pas apparu. Ainsi s’élève le Pacte des Eaux. Rien n’est pourtant commencé que déjà les fluides du vent détonnent et clament un frontispice :
« Tel qui approche l’épicentre des eaux provient de leur naissance continentale !
Le berger qui trame les sources du monde, et le sel et la roche des mers !».
― Ho ! Piéro ! Ho ! A quel âge s’est-il rendu compte qu’un pacte pan-océanique était engagé et l’impliquait directement depuis le berceau aride de l’humanité ?
C’est assis dans un bac à sable d’école maternelle que le petit Paul, à peine sait il marcher, poussait au plus loin où son regard d’innocence pouvait le mener par intuition pour retrouver celui de sa mère ; une silhouette harmonieuse au détour du parfum d’écorce verte qui précédait toujours son élégance à la fois naturelle et appliquée, reconnaissable entre mille.
Elle porte un chapeau immense en lamelle de lune sous le soleil caillassant de midi. Les amandes du grand arbre qui veille sur la cour tout autour de lui avaient éclaté en béance rouge et charnue sous tant de lumière, jonchant le sol fissuré d’une argile blanchie. Sa plus jeune mémoire solaire se fixa en ce jour auquel aucun homme enfanté ne pouvait échapper, et courut en lui jusqu’à la permanence établie pour toujours de ce saisissement du réel des plus achevé.
A côté, les océans privilégient l’extrême fréquentation des caps de terre et n’ont qu’à frapper aux portes reculées des épineux de savane pour tout rappel du pacte qui se joue sur les eaux ; les paroles de joies des peuples émergés de l’histoire subie et éperdue ; les souffrances noyées aux cardinaux triangles de fers, et la présente occurrence des réappropriations inéluctables qui leur reviennent.
Ce pacte est de communication marine désormais en leur propre faveur ; la continentalité qui y baigne profite aux migrants en quête de connaissances moins incertaines. La mer qui pourtant relie son entour demeure hors d’atteinte pour les arpenteurs du rift, etl’abandon temporaire d’un de ses terriers tousseur de poussière reste ignoré du crabe marcheur des profondeurs de nuit. Le désert sans fin ne renoncera pas à gagner sa part des eaux, leurs horizons connexes se convoitent, et l’anneau des océans engendrera légions d’alliances et de poètes-combattants.
Le petit Paul ignore encore que ces choses lointaines le concernent intimement. La nature du plan de poétique qu’elles ont dressé pour lui, lui apparaitra par irruptions d’abord ponctuelles et occupantes d’un réel qui n’est plus indépassable, sollicitant toujours davantage sa volonté de nous en partager l’écrit certes, mais avant tout de nous en situer le lieu où à tout coup les nations interdites de nos frères océaniques transverses, et la nôtre, nous y seront rappelées comme surgies du rêve pour nous tous désensommeiller.
― Ho ! Piéro ! Oh ! Que porte-t-il en lui de l’Afrique, de son premier soleil, alors ? Qu’en fera-t-il pour ces peuples ?
Je te l’ai dit mon compère, l’Afrique matricielle dont je te parle ici et qui forme notre petit Paul à cette perception prématurée du réel dont il devra rendre compte un beau jour en poétique de libération, est celle des montagnes continentales qui exercent sur les hommes un magnétisme génésique tel, que le courage de liberté territoriale leur est partagé et restitué à toutes forces audibles.
Elle veille donc très tôt à ce que le petit Paul soit marqué, (grâce au tracé mémoriel, initiatique et secret des Palmes de pluies), par la durée incalculable des privations qu’ils endurent et par l’imminence de toute émancipation qu’il lui sera tenu de raccourcir sans délais.
Le vent de sable pousse à champs de rocaille et déloge le scorpion de sa fièvre glacée ! Le sifflet des eaux lui demeurera inconnu ; le mamba crisse sur la toufaille de brousse ! Il n’est pas vent de mer ratissant mousses de pluies sous le choc des cayes de hauts fonds… Le temps de gagner les hauts croisements nautiques des houles passera d’abord par les nuits brûlantes du Kalahari. Il portera en lui nos feux endormis. Le sang est plus épais que l’eau ! Par quoi l’Afrique garde confiance dans le produit de ses enseignements les plus secrets. La terre y est rouge à tourbillon soufflant, pas âme qui vive n’y échappe ! Pas un trou de terre fixe qui ne soit déshabité de force ! Il lui prend souvent l’idée même de revenir sur ses pas…
Toute poétique à venir s’étend des songes de l’enfant qui, à la manœuvre de leur durée magique, ne seront plus négociables avec le réel hargneux qui harcèle l’adulte. Les songes surgissent indébordables dans les gros temps d’une réalité où l’on a tendance à s’interdire à soi-même, allez savoir pourquoi ! Lui ripostant à découvert que seule la voix du poète justifie les subversions de l’écrit ; voici par où il incarne notre lien le plus sûr avec la liberté ! Il est notre caillasseur de soleil !
Ainsi pétri de la confiance unique que procurent les rêves qui se tiennent au coude-à-coude avec la réalité, le petit Paul passe à l’école des grands, et quelle fut sa surprise d’y observer la tristesse d’un apartheid élémentaire : les petits « moundélés » (enfants d’européens) s’égayaient dans la cour séparément des élèves africains. Les premiers restaient en groupe homogènes et frileux en relations « extérieures » (comme c’est toujours le cas aujourd’hui) pendant que les petits africains adoptaient eux aussi le regroupement communautaire mais à la différence qu’ils allaient au-devant de leurs collègues Blancs sans la moindre crainte pour quelque peu les provoquer et ne pas les ménager non plus. Il faut bien dire que ces petits étrangers avaient curieusement pris pour habitude de circuler dans la cour en brandissant ostensiblement (autre provocation) des reproductions de « fac-similés » des documents d’identité de leur société d’origine. Sans doute au vu de la complexion du petit Paul s’étaient-ils naturellement convaincus d’avoir une nouvelle recrue sous leurs yeux. Il lui en était donc venu un, bien décidé à lui délivrer le sésame formel de l’assimilation néocoloniale de cour d’école dont il s’était figuré être le petit préfet.
Il s’agissait tout de même de choisir un ministère, rien de moins, parmi ceux qui n’avaient pas encore été attribués ; alors sa petite vanité ayant été sollicitée, il acquiesçât et prît la charge d’un portefeuille ministériel disponible. Il était évident que les écoliers Noirs, nous sommes en CM2, prenaient très mal ce petit commerce in-situ de droits, de fonctions et de pouvoirs régaliens sur leur sol dont l’indépendance venait à peine d’être obtenue de la France. Cette curieuse reproduction sociétale était révélatrice, dès l’enfance, de ce que l’on pouvait tenter de décider en lieu et place des africains, eût égard à la gestion entêtée qui est exercée sur la souveraineté monétaire africaine de nos jours. De bien étranges pratiques politisées entre enfants scolarisés ; elles leur étaient tristement inculquées par leur parents expatriés (disons plus exactement travailleurs immigrés ou chômeurs européens) et nostalgiques d’une présence française qui déterminait tout de l’Afrique Centrale et de l’Ouest.
Aussi quelques élèves fils de ministres ou de hauts fonctionnaires n’étaient pas en reste et n’hésitaient pas à menacer, comme à la cantonade, la pauvre maîtresse d’expulsion pour cause de discrimination à la notation des copies qui leur avaient été remises, faisant savoir à qui l’aurait oublié, qu’il existait bel et bien une autorité de représailles au sein de la classe africaine.
L’enfance ne reprenait son droit d’exercer la plénitude de son innocence qu’à son retour de l’école sur le chemin de l’amitié. L’amitié, il la partageait dans la clandestinité avec les enfants de ses voisins ouvriers qui vivaient dans le village de cases en feuilles de tôles ondulées. Il était sorti de terre juste derrière le grillage qui délimitait le jardin de la villa où il résidait. Le petit Paul, faussant compagnie à sa mère, se réfugiait chez Moussa. Ils n’usaient pas du tout de la même langue, pourtant une communication parallèle à celle du monde des adultes se dégageait secrètement et liait les garçons d’une sympathie loin d’être muette. Elle s’exprimait par la grâce d’une relation privée de round d’observation dont les enfants arrivés à l’âge de raison usent avec moult précaution. Ils en avaient tous deux fait l’économie et tu le langage.
Le sol rouge de la « maison » du petit Moussa se lignait des sillages croisés des voiturettes que le petit Paul apportait en moyens de palabre du regard et des gestes à jouer dans l’après-midi. La maman de Moussa observait curieusement Paul mais s’abstenait d’interférer dans le conciliabule qui se tenait là. Le temps passait si vite qu’il était déjà réclamé à grands cris par sa maman depuis la véranda. Elle tolérait ses fréquentes escapades bien qu’il vidait souvent le réfrigérateur de son contenu en fruits et autres biscuits secs de la réserve, pour les passer par-dessus le grillage et les offrir à ses voisins.
La démunitionmatérielle mais généreuse en amitié dans laquelle il était accueilli chez le petit Moussa le poussait instinctivement à agir de la sorte ; il n’était pas question ici de commisération car notre petit ami était porté par le sentiment que ce qui lui avait été généreusement offert en relation, il ne pouvait l’exprimer que sous cette forme désuète ou maladroite mais assurément pulsionnelle en retour.
Dans la matinée du lendemain, ils prirent tous deux l’assaut des marigots de mangle. C’était alors se glisser sous les racines fourcas des palétuviers bâtisseurs du ciel dont ils hument le limon à la barbe casquée des crabes à plastron violet ; ils rentrent par colonnes entières, toutes pinces hirsutes et cliquetantes, du plus profond discours que les algues ont tenu. La rumeur de mer est proche et guidera l’appel de nos petits hommes à nourrir, une fois grands, la clameur du pays souvent recouverte de lâches renoncements. Les fleuves de sources sanguines sont les premiers à hérisser en nombre la pointe des boucliers de contes nègres qu’on a tenté d’ensevelir en leur propre terre. Elle leur tiendra lieu de nation !
Un drum (baril) de deux-cent litres est abandonné là, fiché dans la vase ; la dérivée du large s’y échoue comme en tout lieu où l’on puise ses veines noires, où les vampires festoient tout-goulus d’un enfer insatiable ; et le soleil pète sur le marigot. Le tonneau qui aurait pu tout aussi bien avoir été précipité depuis la lune dans la vase, a revêtu la splendeur du canasson enfourché pour l’assaut étoilé qu’ils mènent à dissuader les hommes de leurs soifs de maudition.
― Ho ! Piéro ! Ho ! Tu évoquais la Martinique du petit Paul et ses canaux colériques, lui doit-il aussi quelques secrets présages ?
A la terre africaine, matrice de notre engeance, qu’il quitte par la mangle tenace toujours plus étendue sur la mer et la maturation des fruits solaires sur le jeune esprit, il rapporte cette terre qui fait irruption dans les cieux depuis le pikan des eaux. Elle tient sa puissance de l’arc Caraïbe et fonde l’exploit de sa résistance à toutes les déveines sur l’abîme de l’Histoire et le premier cri de vie !
Jeune adolescent, Paul se trouve immergé pour la première fois au cœur de la société et de la langue créole si éruptives. La Martinique lui apparait tourbillon de vents contraires traversant les flûtes brûlantes et sabrées d’étoiles qui s’en remettent aux vocations sacrificielles des poètes du volcan aux pieds nus ; de vents dominants passant par la faille rosée et les claques ouvertes des lambis sonneurs de présence au monde ; annonceurs d’illustres aïeux ; autant de rappels au corps vif et agissant de l’unisson.
Un pays qui lui paraît à première vue enivré de fêtes votives et musicales, de voix hautes à l’occasion des cantiques à Noël ou de la bacchanale carnavalesque, de parfums d’agrumes et de rhums doucis à la quotidienne pincée, du sel hypnotique de lumière que l’on hume en tout lieu ; mais l’écorce de la terre est amère, les chambres magmatiques semblent déplacer les points qui chauffent les ardeurs du peuple contenu dans le courant donné de l’Histoire qu’il subit. Il s’adonne alors, suivant sa mère en cela, au bon allant du bon venir auquel se livre la petite bourgeoisie, entre communions et anniversaires, de propriétés privées en ville en résidences secondaires à la campagne ou sur un îlet ; goûtant l’insouciante prospérité apparente des choses dans une ambiance dont il apprît bien plus tard qu’elle n’était en réalité qu’inquiète tranquillité.
A la différence de l’africaine, tout en rapport de force au plus tendre de l’âge, l’école martiniquaise est pétulante d’élèves espiègles aux multiples origines immigrées de gré ou de force, qui usent de langages « fleuris » au moment de la récréation ; rafalant bourrades de jurons accumulés en créole cascadé de rythme, pour mieux amuser la galerie du spectacle oratoire que donnent encore de nos jours ces compétitives processions à la rhétorique profane. Il en souffrit quelque peu aux premiers temps de son acclimatation, mais l’oreille musicale aidant il se prît finalement au malin plaisir de ce « chacun son tour d’injurier l’autre » se découvrant quelques capacités déclamatoires que ses camarades avaient fini par lui reconnaître.
L’oralité créole demeure à la Martinique, à l’égal des autres pays composites dont les peuples sont historiquement surdéterminés par une puissance administrante, le garant du lieu d’expression où l’Autre s’y reprendra à deux fois avant de la pratiquer sans en offrir ou partager la poétique exigée en retour. Le petit béké sera unanimement et collectivement rabroué dès qu’il « l’ouvrira », le petit « coolie » (d’origine hindoue) et l’élève chinois s’abstiendront le plus souvent d’entrer dans le prétoire ; bien que ces deux dernières communautés présentaient en permanence de brillants et inégalables éléments en matière d’affirmation de soi. Le petit Martiniquais, Nègre, est incontestablement le maître d’arme de ce parlement juratoire, et sa langue file comme l’épée sur le champ sémantique de la bataille poétique que mène son langage afin d’exister en son lieu à défaut de le posséder.
Et le petit Paul perçoit alors que le langage de ce pays (formulé dans la langue créole) tient lieu non seulement de présence à lui-même qui s’impose car il est reconnu d’emblée par la communauté, mais tient aussi lieu d’attaque ouverte à l’Autre, celui qui a toujours barré l’accès aux responsabilités dans et au-delà de la langue créole et entrave le chemin vers la nation Martinique. En ce temps-là, le pays était surgavé de culture francisante ; les camarades du petit Paul chacalaient (pestaient) de cet état de fait et l’on se traitait l’un l’autre d’assimilé à la moindre occasion.
La classe de 4ème lui donne à étudier un extrait de la Lézarde d’Edouard Glissant où le fantastique temporel plonge au cœur d’une rivière poétique libératrice du pays, et c’est le choc esthétique de l’écriture enracinée au Divers. Le climat de résistance culturelle martiniquais, qui tente encore aujourd’hui de combler le manque de résolution politique, est extrêmement combatif et le marronnage intellectuel se dresse en poésie depuis l’œuvre d’Aimé Césaire certes, tant son inspiration y est vaste et cadrée ; mais celle d’Edouard Glissant trouve une résonnance plus personnelle encore chez le petit Paul car il y puise un infiniment positif exclamatoire, _soit la formule poémathique suivante : + ∞ !_ qu’il sût apprivoiser au prix de quelques décennies passées à en explorer la générosité magique.
Une rivière qui prend sa source dans le mystère de l’enfance où coulent les jours de pluies d’hivernage (saison des pluies) ou les trombes cycloniques capables d’inverser son cours et de ravaler tout cru son estuaire. C’est là que le présage fait goutte et se présente à nouveau sur le front du petit Paul ; la Palme de pluie ! Elle n’est jamais trop éloignée de la berge d’où l’on entend les calypsos du soir portant les notes qu’il lui faudra rendre haut et clair quand le temps tournera à menaces du ciel. Ce pays est aussi celui des musiciens eux-autres frères forts appliqués amis de la poésie ; ils sont aux coudes à coudes à souquer ferme contre les démissions de tous bords pour restituer à leurs frères, apeurés d’eux-mêmes, le simple courage de ne pas se laisser engloutir sans même avoir fait sonner leur instrument de ralliement ou mesurer leur chance d’uniment nous écrire qu’il vaut toujours mieux, quel qu’effrayant puisse apparaître son passage, de faire face à la mer rouge !
Les dimanches sont jours de sortie rituels à la plage dans le bleu-ciel du coupé Ford Escort que conduit sa mère Gaby. Quittant la Pointe des Sables, autre lieu de résidence antédiluvienne des crabes sémafaute installés juste en regard de la Cohée du Lamentin, la route criblée de nids de poules traverse autant d’épiniers, assez géants à ses yeux pour griffer les vitres de l’auto, que d’acacias rouges tous ployés les uns vers les autres en un tunnel couvrant. Deux espèces dont les parfums secs de savane abritée des vents marins rivalisent à libérer les remugles tenaces de la sève ou du limon ; elles ne se laissent pétrifier ni par le sel coiffé du vent ni par le soleil plissé des eaux.
Chemin faisant, et curieusement, la mer ne se donnait à voir que très rarement au petit Paul, comme à cache-cache, et frappait tous ses sens dans le même virage à chaque fois lorsqu’elle apparaissait enfin ; une splendeur d’écho marin qui soulevait la voiture bleue au-devant de la prismatique baie du Diamant. Ces pique-niques sur les sables treillés d’ombres de l’enfance composeront l’homme en bonne partie et le rocher dresse en mémoire Caraïbe les poètes, petits et grands, libérateurs du siècle aboutit ou éclos ; ils nous révèlent ici encore ce qui du pays ne nous était pas apparu, exaspérant en nous le versant dissimulé d’un réel courage.
Ici s’annonce le second oracle ou présage à qui veut bien l’entendre, et le petit Paul n’en perçoit que les paillettes de sel qui brillent sur ses yeux à viser l’horizon, goûtant une à une ses cuillers de sorbet-coco. Les poètes se rencontrent toujours au cœur des âges, qu’ils soient de petite enfance, de maturité accomplie ou d’un crépuscule d’existence, et ces âges renouvellent notre espoir car ils (les poètes) demeurent, obstinément, nos liens collectifs les plus sûrs avec la liberté. Ils sont nos caillasseurs de soleil !
― Ho ! Piéro ! Ho ! Ce cercle des eaux infiniment étendu, conté depuis l’Afrique et la Martinique, trouve-t-il quelque point culminant incontournable ou du-moins, a-t-on une idée même vague d’un lieu unique à l’équilibre duquel on trouverait son épicentre ?
Assurément les Îles Marquises mon compère ! Crêtes émergées de super-volcans éteints depuis trois millions d’années, elles sont récemment réputées et établies comme l’archipel capteur et permanent sonar de marégraphe relançant le point d’écho et d’alerte mondial de l’activité transocéanique des tsunamis ; c’est dire à quel point les eaux y convergent en conférence et en provenances intercontinentales.
Paul ne se défaisant pas de sa turbulence malgré la santé fragile de sa mère est embarqué manu-militari par son père sur son voilier. Ils prennent alors la mer pour un mois en mettant le cap sur l’île de Nuku Hiva (le chef-lieu de l’archipel) où le garnement sera désormais scolarisé. Jamais de mémoire caribéenne, à caboter entre les îles antillaises, le futur écolier marquisien n’avait quitté la terre de vue depuis la mer, et un tel saut dans les profondeurs dévorantes du Pacifique pour rallier l’archipel lui fît le curieux effet d’un vide ascensionnel.
Rien de rien à l’horizon perdu du jour si ce n’est l’humeur inattendue de vagues scélérates qui fauchent la route d’Iracoubo en privilégiant la nuit, et l’immensité mouvante, envahissante, de l’intense inconnu qui se profile devant lui. La mer à l’entour lui paraît si profonde et fixe par sa couleur, qu’il s’était persuadé que le dernier clair de lune sur la terre y avait été plongé à tout jamais, ne laissant pour pluie de repères que la chute d’astres désancrés et phosphorescences qui ont dévissé des cieux. Le règne étourdissant du vent, de l’étendue, et de la profondeur.
Notre adolescent avait bien appris que les Maoris étaient les maitres navigateurs du Pacifique depuis plusieurs millénaires en en faisant leur terrain de communication plutôt que le sanctuaire d’isolements qu’il est devenu depuis que leurs îles sont colonisées.
À mesure qu’Iracoubo progresse sur sa route d’un bord de mer sur l’autre, une présence plus légère que l’air mais plus dense que lui se fait ressentir. Comme si le vent lui-même avait préféré quitté son lit… un phénomène conducteur de masse critique inapparue qui vient de l’eau, freine sa vitesse, et le fait dévier de son cap en affolant anémomètre et baromètre tous deux à bloc. Qu’est-ce donc alors ?
Le petit Paul qui n’y voit rien dans cette nuit d’encre s’agite tout comme les autres membres d’équipage, pour tenter de comprendre. C’est le sondeur au cockpit qui leur révèlera la forte présence physique demeurée invisible une bonne partie de la nuit… un piton de chaine dorsale sous-marine dressé sur le plus abyssal tombant de plaque tectonique ! Un massif éloigné du talus continental tenant sommet quatre-cent-cinquante pieds sous la ligne de flottaison. Iracoubo dût se haler sec et dur jusqu’au petit matin pour totalement se dégager de son emprise. Le vent plus porteur de mystères et de rêves à cette heure les y aida. Ce même vent haussé de la poussée vélique portait au petit Paul, seul capable de l’entendre, cet oracle messager :
« La mer des Caraïbes connut sépulture des siens dès les premiers temps de la conquête, et l’Atlantique-Nord sema jardin de tourments pour l’éternité ! Tu quittes ceux qui survécurent là-bas pour venir à nous tout-aussi triomphants du trépas que connurent nos pères rangés en tourbe au sein meuble de nos terres Ma’ohi ; Kaoha Nui ! (Salut !)».
Le petit Paul reste interdit, entre pétrification d’épouvante et curiosité, à entendre l’adresse qui lui était personnellement réservée sans que personne d’autre n’eût vent de ce message. Cette nuit de navigation devait être la dernière car à peine le pic magnétique d’intense polarité avait-il été passé que la salinité du vent se chargea d’un parfum de terreau tout-alourdi de fleurs, qui vous agrippe le cœur, de brouillard inhalé et d’âcre granit. Une nouvelle présence affolante se cache mais cette fois émergée en forte évidence, on pouvait entendre ruisseler, en cascade hauturières, le ressac de mer sur les descentes rocheuses qui ne s’offraient toujours pas au regard.
Il était pourtant encore trop tôt (selon les points quotidiensréalisés au sextant) pour être déjà rendu à destination ; aussi pouvait-on ressentir à bord le retour fuyant des masses d’eau qui s’étaient jetées sur elle sans jamais pouvoir rien distinguer de brut qui puisse contraster avec le corps épaissit des eaux, la chair de la nuit ou la nébulosité mate du ciel. Até mové soukou ti pèr ! (la nuit noire mon compère !).
Les dernières brumes du matin s’étirent alors pour faire place au monolithe concassé de roches si hautes dans le ciel qu’il privait le soleil des reflets qu’il attendait des eaux. Cette vision soudaine de l’île que l’adolescent devinait pourtant depuis des heures par le stimulus qu’elle exerçait sur tous ses sens, à l’exception de la vue, lui restera comme marqueur fort de l’inattendu (si l’on peut dire) tant attendu.
Au choc sensoriel que produisit Nuku Hiva sur le petit Paul lorsqu’elle fît irruption devant lui, (le Mont Tékao « domine » l’océan de ses 1224 mètres) s’ajouta le choc relationnel avec les Marquisiens qui lui avaient avancé quelques messages occultes en haute mer ; quoique à vrai dire, ne sommes-nous pas après tout ici autant en haute montagne qu’à la cime des eaux ?
Sa rencontre avec le sculpteur, danseur, chorégraphe et poète Lucien Roo Kimitete prît le relais des ferments de conscience poétique du monde et des hommes que lui avaient apporté les Palmes de pluie, l’Afrique, et les poètes martiniquais. Lucien lui confiait tout d’abord à leur première entrevue qu’il était au courant de l’oracle qu’il avait entendu sur les eaux, lui dressant les cheveux sur la tête avant d’atterrir. Il lui dit aussi que son peuple, ardent sur les mers, tenait la terre mémorante des Iles Marquises par l’éclat ultime des incessantes batailles qu’avaient livré ses ancêtres contre les incursions coloniales.
Il rappelait à notre garçon qu’à la différence des Caraïbes, de l’Atlantique et de l’océan Indien où c’est la mer qui porte en elle le mémorial cumul des esclaves vifs ou trépassés jetés par-dessus bord, les Iles Marquises concentrent en leur sein propre les sépultures des gloires collectives enfouies à coup de masses héroïques et de casse-têtes libérateurs ; ajoutant que les intrépides Toa (guerriers), qui ont aussi triomphé par la survie, exhument et partagent toujours la somme du mana, cette force spirituelle légendaire tirée des victoires de l’homme sur la peur, qui leur vient des anciens guerriers et avec laquelle ils contestent aujourd’hui l’Histoire généralisante du popaa (l’homme blanc) pour lui opposer le Fenua-Enana (La terre des hommes ou la nation marquisienne).
« Je recompose notre entité collective survivante par l’affirmation de la culture marquisienne ! Je sculpte mes divinités Tiki en offrande et salut à la vie ! On me reconnaît dans le village car je danse avec mes frères combattants du Motu Haka, attaquants et ouverts, tels les poètes qui ouvrent notre Fenua Enana sur les eaux du monde !».
Le petit Paul comprit que ce nouvel oracle venait confirmer celui des eaux, il priait pour qu’elles ne le prennent pas à revers au moment où il ne s’y attendrait plus ; comme ce jour où le crépuscule se précipita sur la baie de Taiohae alors que notre écolier retournait vers le bateau qui mouillait au cœur du cratère englouti. Ce soir-là le dinghy (annexe) était plein, c’est-à-dire occupé dans sa partie arrière par le petit Paul motoriste à cette occasion, Maké, un de ses camarades de classe invité à dîner, et par Bob, le père de petit Paul et Maryann sa dernière épouse assis tous les deux sur le boudin central à l’avant de l’embarcation pneumatique. Le fond de la baie est encaissé dans les rocs de montagnes et bien protégé des vertus dynamiques de la mer. Le fil noir de l’eau glissait sur une mer d’huile à cette heure de la journée.
Tout soudain, visibles au plus proche de la surface, maraudaient mouvements de miroirs saccadés, chaque fois réorientés ; des ensembles furtifs d’une rapidité de déplacement inouïe ; des centaines d’êtres précipités et groupés, prenant à chaque instant une direction brusquement opposée mais demeurant en formation serrée pour courir Dieu-sait-où !
C’est au ciel qu’ils se mirent à flécher depuis les eaux qu’ils activaient, qu’ils électrisaient du dessous ; donnant en plongeant, à commencer par le premier d’entre eux, la forme d’un pont tout-vivant qui commençait par l’arrière du canot. Une tressaille envolée d’éclairs innumérables, trempée de lames vibrantes sous l’écaille éblouissante de leur tension collective, les saisis tous les quatre entre effroi et stupéfiante fascination. Formant une arche éclatante, lancés du dessous de la surface, les aavérés (poissons-aiguillettes, Tylosaurus Crocodilus-Crocodilus) dégageaient un bruissement d’eau inaltérable jusqu’à ce qu’ils disparaissent tous en replongeant dans le silence brisé par le petit moteur du youyou qui tournait rond. Hébétés de cette apparition, ils se regardèrent comme pour se dire « tu as vu ça ? », mais dans cet instant déjà passé, et d’une durée hyper-réelle, le destin avait frappé Maryann en pleine poitrine. Comme si des archers sous-marins constitués en légions avaient dirigé cet assaut d’où elle ne devait pas revenir.
Au milieu de la mitraille, une seule flèche avait frappé la malheureuse ; les trois autres occupants n’en finissaient pas de s’ahurir, lorsque retenant Maryann partie à la renverse, en état de choc, ils découvraient le mince filet de sang qui glissait sur sa poitrine. Le bleus de ses yeux se désimpreignait de ses pigments de vie à la vitesse du temps pour qui en témoigne sur le moment. Demi-tour immédiat vers la terre qui seule pourra la sauver de cette blessure infligée depuis le cœur des profonds de la baie maintenant plongée dans la nuit. Arrivé à quai, le petit Paul se mit à courir vers le dispensaire situé sur les hauteurs à trois cent mètres de là comme il ne le fît jamais au cours de sa jeune existence. Il y trouvât le médecin qui donna l’alerte à Tahiti pour organiser son évacuation sanitaire par avion. Maryann eût la vie sauve au prix de nombreuses interventions chirurgicales très lourdes et s’en est retourné vivre à Fort-Lauderdale en Floride où elle coule, depuis, des jours plus certains.
Il se produisit encore, une nuit où il dormait à bord d’Iracoubo, (que l’on avait embossé pour lui éviter de tournoyer sans cesse au beau-milieu de la baie) un phénomène d’activité sous-marine auquel personne ne s’était attendu.
Partie d’un cercle d’activité concentrique situé aux antipodes de l’île ou encore d’un versant d’eau oublié de notre aquasphère, une lame de vitesse sous-courante massivement arrondie et gonflée par la poussée verticale qu’ourdissent les grands fonds, bombant la surface par célérité, telle une hydre sous les eaux, entra dans le fjord par le silence des rêves après s’être glissée entre les deux rochers appelés Sentinelles, trompant en cela leur vigilance, pour soulever vers le ciel tout ce qui y flottait. Le voilier chassa tout net sur ses ancres pour subir un trou d’air marin tant était sévère l’amplitude du mouvement de force de cette onde de choc résolue. Il s’en suivit, après son passage sous la quille, sans avoir jamais déferlé, une détonation d’apocalypse lorsqu’elle claqua la toute-puissance du Pacifique sur le mur brise-lame sensé protéger le bourg de Taiohae.
Lucien lui apprît par la suite que cela arrivait de temps à autre, et qu’il avait nettement entendu puis ressenti le sourd coup de boutoir que Nuku Hiva venait d’encaisser ce soir-là, suspendant son pas, pour écouter, alors qu’il pistait le Puaka (cochon sauvage) dans l’inextricable végétation de la vallée Pakiu.
«Les rares vagues, celles qui sont parfaitement alignées dans l’axe de la baie, qui parviennent à pénétrer jusqu’ici à la pleine mer, sont de grandes solitaires très puissantes et longues à s’échouer sur la plage ; l’une après l’autre, très espacées entre-elles, un peu comme ces long-courriers qui se succèdent pour atterrir à Hawaï… Elles viennent de si loin ! Nous ne savons jamais quelle sera la force de charge de la prochaine, nous ignorons souvent le sens caché de leurs messages, par contre nous sommes très au fait de ce que leur course nautique est capable de nous réserver…» lui disait-il en substance ; ajoutant aussi que de vieux chants relatent encore qu’autour du XIXème siècle il y en eût une qui avait réussi à pénétrer dans les terres au point d’aller déloger l’église et de l’emmener au fond du cratère à la surface duquel flottaient les songes de nos plaisanciers…
― Ho ! Piéro ! Ho ! Les eaux des mers gagnent donc toujours sur la terre avec l’absolue complicité des océans, mais qu’a donc alors apprit le petit Paul des eaux du ciel dont l’absolue complicité avec celles de la terre n’est pas dernière à nourrir leur épicentre ?
C’est depuis la terre de Guyane que la grande connexion s’est opérée en vecteur conclusif de toute cette affaire, c’est-à-dire, tant de l’épicentre des eaux, que de la poétique de l’enfance qui œuvre à la constitution de l’homme et de son pays. Rapprochons, pour exemple, la signification du nom natif-américain : Guyane, _(traduite par : « Terre de l’abondance des eaux »)_ de ce continent imprévu sur la route des Indes du navigateur Colón. Ce dernier ne comprit qu’à l’occasion de son troisième voyage, au vu de l’entrée des eaux du fleuve Orénoque en son estuaire, qu’il se trouvait alors face au domaine aquatique le plus large qu’un continent puisse offrir à l’humanité. Le petit Paul découvrît en classe l’existence du canal naturel du Cassiquiare ; l’unique phénomène géophysique au monde où la source d’un fleuve, l’Amazone, (dont nous savons aujourd’hui qu’il est le premier plus grand fleuve au monde) verse dans l’autre, l’Orénoque (aussi connut pour être le quatrième plus grand fleuve sur terre). Très peu d’atlas géographiques, mêmes récents, sont capables de présenter ce qu’il est désormais convenu d’appeler « la connexion ».
Par conséquent cette découverte eût l’effet d’une véritable révolution copernicienne intime sur la pensée de l’adolescent, influençant radicalement sa conception d’une Guyane qui se rapproche de sa signification naturelle pour pleinement intégrer son corps physique sud-américain. Car il s’agit là, à y regarder de plus près, de la reproduction très élargie des caractéristiques géophysiques de la presqu’ile de Cayenne à l’échelle du continent tout-entier. La vision rétro-zoomée de la Guyane dans son bouclier géologique augmente considérablement l’imaginaire du petit Paul dans lequel il se représente l’immensité de l’ensemble. Par quoi il se projette avec lui d’un seul bond, et progresse à cette occasion vers la place que son pays doit prendre dans le monde. Cayenne est donc une île, le plateau des Guyane l’est tout-autant ; dès lors les continents eux-mêmes n’en seraient-ils pas ? Ne revenons-nous pas ainsi à notre aquasphère ?
Le petit Paul voit bien que le ciel des eaux tombe à la saison mugissante des pluies, abreuvant les rivières du renflement bourru des sources pour envelopper de force les sauts coulés ; il fait instantanément bondir le fleuve hors de son lit à la façon du jaguar excellent nageur ; ici les grands fauves ne nagent-ils pas tout leur saoul ? Les poissons ne marchent-ils pas pour prendre l’air ? Le Vivant y est amphibie ; les racines des grands arbres se rafraichissent à ravir de la vigueur du courant qui augmente ou baisse en intensité. Aussi voyons-nous avec le petit Paul, se tenir par les eaux, les conjointes conférences que fréquente l’ininterruptible pluie du jour et de la nuit ; tout comme y glissent les gouffres d’eaux désentablés de leurs souches continentales ; elles affluent et de tous lieux, appelant renfort en confluences solidaires via les rapides engoués et les hautes roches noyées.
Le petit Paul observe aussi que le Guyanais est bon nageur du Maroni à l’Oyapock ; il est dès lors conquit par le chant des manmans-dlo (le lamantin dans l’imaginaire collectif guyanais) qui l’appellera, une fois adulte à traverser ou à descendre une portion du fleuve qui bouillonne, et ce n’est pas là que « se jeter à l’eau », car l’ibis rouge, heureux présage du ciel, qui le survole depuis la mer, veille sur lui à son passage.
L’eau, présence mobile du temps et des cieux ! Bénie pour le bien qu’elle offre au pays et pour les richesses qu’elle prodigue à ses peuples premiers, à ses migrants forcés ou volontaires. L’eau ici engage et construit la conscience utile des poètes qui frappent de nouveau l’adolescent en classe. Et Léon-Gontran Damas de lui écrire que : « Trois fleuves coulent dans [ses] veines ! » C’est dire la continuité des courants sanguins que le Guyanais écluse, et oriente pour librement se constituer, en vie, et remettre à l’Autre (maître du sol pour un temps mais fragile sur le fleuve) son identité intrusive et vitrifiante. Ils veulent nous noyer ! Aurait encore pu lui dire L.G Damas.
Seules les influences torrentielles de l’eau sur le pays fourbiront en armes la volonté des hommes qui reprendront ses sommets tabulaires. Ce pays est « La poule aux œufs d’or ! » s’exclamait encore son aïeul écrivain Léon Bassières dont l’œuvre, qui lui fût présentée par sa grand-mère maternelle Félicie, repose oubliée à la bibliothèque Franconie de Cayenne. Le poète Elie Stephenson l’accompagne également en classe et dans la perception intuitive des complicités réelles qu’offre la Guyane mais qui ne sont pas forcément apparues dans le paysage. Elle est vouée à mûrir au cœur du petit Paul par les voix silencieusement fertiles des Palmes de Pluies ! Des Tukusipan, des Ciels de cases et du Tembe, tous plantés sur les berges fluviales des hautes vallées ; par les fracas de lunes de l’Awasa, les éclats volants des Aléké, la conviviale transe des tambours Sanpula Kali’na qui nous encouragent à retrouver notre milieu, et les imprévisibles Nika (écarts) du Kasé Kò ; autant de musiques qui bercent sa jeunesse aux chants des flambeaux de la nation à qui tant de pères ont été enlevés.
Mais nous savons que nos pères sont immortels et qu’ils nous en ont désigné d’autres, biens vivants parmi nous pour toute lutte aujourd’hui sous le soleil ! Dès la source de l’enfance l’eau présente à l’homme qui viendra la pierre rouge du combat de la liberté de vivre.
Le petit Paul, jeune adulte, et tant d’autres depuis lors, dressent poèmes par quoi ils s’opposent en Beauté à la colonialité du pouvoir, et par où ils contestent sa légitimité dominante ; ils contredisent l’Histoire par un théâtre qui met en scène la résistance de leurs peuples, ainsi agissent-ils par les feux ouverts des armes miraculeuses qui libèrent et les hommes et le pays ! Pas une roche d’eau-vive qui ne soit ici gravée de ces vérités ! Les fleuves ont toujours été fidèles pour la charge de liberté qu’ils nous promettent. Il suffit alors d’y plonger ensemble !
― Ho ! Piéro Ho ! Et le petit Paul, que t’a-t-il apprit de l’enfance et du monde alors ?
Que le partage du sel et de la lumière se fait depuis l’épicentre des eaux où les océans de mémoires enfin apaisés ont su accueillir les fleuves nourris de batailles continentales. Nous sommes rendus à cette avancée humaine par la poussée de nos légitimes multiplicités.
Que de chaque enfant en pays dominé naîtra le poète qui, à mesure de sa jeunesse et de ses paysages, se constituera homme et concourra, par toutes les créations possibles, non seulement à combattre notre délaissement généralisé de la nation, autrement dit son abandon, mais œuvrera surtout à fêter son avènement. Seule la nation nouvelle porte connaissance au monde car elle a triomphé par sa volonté de s’y enraciner.
La poétique du combat,
Sans commencement ni fin,
Va de victoire en victoire,
Par l’infiniment positif exclamatoire !
Suis ton intuition poétique !
Elle te conduira à la Roche-Mère des sources du monde !
Et au cœur enfin libre des hommes !
Pierre Carpentier.
Glossaire
Lucien Kimitete : (1952-2002) : Homme politique marquisien, conseiller territorial de l’Assemblée de la Polynésie française. Charismatique militant de la verticalisation culturelle, mémorielle et identitaire de son peuple, anticolonialiste absolu et emblématique de la cause Ma’ohi et numéro deux du parti autonomiste d’opposition Fetia Api, il travaillait sur l’hymne de son pays et en créa le drapeau. Attaquant et ouvert, il vivait une poétique visionnaire du chant guerrier de la mémoire de roche ainsi qu’une dimension affirmée de l’être collectif.
Motu Haka : (Traduit par « Le travail des îles »), Association combattant l’extinction culturelle et par conséquent humaine du peuple marquisien, créée en 1978, dont Lucien Roo Kimitete fût co-fondateur. Elle porte aujourd’hui le nom de Te Hina O Motu Haka O Nuku Hiva.
Léon Bassières : Ancien Conservateur de la Bibliothhèque et du Musée de Cayenne, Officier d’Académie, Chevalier du Mérite Agricole et auteur de « La Guyane aurifère ou la Poule aux œufs d’or » 1936, entre autres ouvrages d’Agronomie Tropicale guyanaise.
Tukusipan : Grande hutte collective où se tiennent les festivités et les conseils coutumiers des peuples natifs et originels appelés amérindiens.
Ciel de case : Ornement pictural, évoquant la faune et la cosmogonie, placé sous la voûte intérieure de l’habitat des amérindiens de Guyane.
Tembe : Art pictural typique des Noirs-Marrons de la Guyane dite française que l’on ne trouve pas ailleurs dans le monde.
Awasa, Alékés : Musiques traditionnelles, danses et chants ancestraux Bushinengués (ou Noirs-Marrons) constitués de percussions rythmées aujourd’hui sur la base des traces de l’Afrique où du pays d’avant et du refus de l’esclavage.
Kali’na : Une des six nations amérindiennes de Guyane appartenant à la grande famille Karib.
Sanpula : Harmonies de musiques et de chants traditionnels ancestraux de la nation Kali’na composée de percussions avec de grands tambours appelés du même nom.
Kasé Kò : Harmonie musicale de chants et de percussions de la danse traditionnelle, du même nom, des Nègres dits créoles composée sur la base des traces de l’Afrique et du refus de l’esclavage.
Henua Hena : La traduction la plus signifiante en serait « La terre de l'homme ou l'homme de la terre des hommes».
Faré Poté : Kiosque construit sur une dalle de béton ou carbet (aux Antilles-Guyane).