Michel Serres, lors de sa dernière discussion dominicale hebdomadaire sur France Info, aborde la question de la bonté. Il regarde la bonté et le mal comme deux pôles opposés, le mal constituant un état stable, à l’inverse de la bonté, dans un équilibre instable parce qu’en butte à la pesanteur. C’est pour cette raison-là qu’il est difficile à l’être humain de rester bon longtemps, voir d’accéder à la bonté tout court, de même qu’il est difficile à un danseur, même étoile, de rester longtemps en l’air, car tout ce qui s’élève lutte contre la loi de la gravité, quand le mal n’a aucun mal à prospérer, qui rampe à terre comme une mauvaise herbe invasive.
Cette pensée dominicale semblait prometteuse, comme une fusée sur son pas de lancement, promise à un destin céleste avec à sa traîne un panache de feu fougueux. Mais contre toute attente, au lieu d’échapper à l’attraction terrestre et d’exhausser les auditeurs vers des sphères supérieures, la pensée de Serres retomba lourdement à terre, comme si sa force de propulsion avait été vaincue par la force de la pesanteur. Las ! L’homme qui pense bien venait d’être terrassé par l’homme bien-pensant en énonçant que la plupart des gens étaient en fait des braves gens et que seule en réalité une minorité était en proie au mal, mais que l’on n’entendait parler plus de mal que de bonté pour cette simple raison que les médias ne rendaient compte que du mal, qui se donne en spectacle. Et de citer un site internet olbios (« joyeux » en grec), confectionné par un de ses amis pensants, dont le but consistait justement à rendre compte de la bonté du monde. Et de déclarer, chiffres à l’appui, que la septième puissance économique du monde était au service de la bonté puisqu’elle était constituée par des associations à but caritatif.
Le serpent de l’optimisme a-t-il eu raison de la lucidité du penseur Serres, qui conclut son exposé dominical en énonçant que, statistiquement parlant, l’homme était majoritairement bon mais qu’une minorité le pervertissait ? En réalité, la majorité des gens que Serres qualifie de braves gens ne l’est que parce qu’elle se conforme aux convenances sociales, car si d’aventure la situation de vie des « braves gens » devait les soumettre à des épreuves, la plupart d’entre eux se montreraient beaucoup moins « braves » à l’égard de leurs prochains que ne le pense Serres. Croire que la majorité des gens sont pétris de bonté, c’est un peu croire que la politesse est signe d’humanité quand en réalité il s’agit d’un simple lubrifiant social qui limite les frictions humaines et qui garantit une meilleure fluidité des rouages sociaux. Les nazis aussi étaient des gens très polis pour la plupart. L’optimisme est une potion magique qui fait que l’on prend ses désirs pour la réalité au lieu d’avoir désir de la réalité pour ce qu’elle est, c’est un philtre qui fait penser : « vouloir, c’est pouvoir ». Comme si tout n’était qu’une question de volonté. L’optimiste type est un égoïste prompt à verser dans le déni de réalité dès lors que la réalité ne s’accorde pas avec son désir.
Dans cette pensée dominicale de Michel Serres, ce qui est vrai, c’est que le mal est stable, car il est en bas, quand la bonté, ou le bien sont en équilibre instable, car ils sont en haut et en lutte contre la pesanteur. Quant au reste, espérons que le dragon de l’optimisme n’aura pas eu raison de la pensée lucide chez Michel Serres. Après tout, la seule règle d’un penseur devrait être de servir la vérité, même si cela devait le desservir.