Après avoir regardé à la télévision dimanche soir Expendables, un film de Sylvester Stallone sorti en 2010, film qui fait la part belle à une brochette de stars du cinéma d’action anglo-saxon des années 80-90, je me suis demandé si le vocable anglais expendables, laissé tel quel dans le titre du film pour sa sortie en France, était compréhensible pour le public français, et, après vérification, je me suis aperçu qu’en fait, les spectateurs français, dans leur majorité, ne se posaient pas la question du sens du mot et, quand ils se la posaient, c’était pour se rendre compte qu’ils n’avaient aucune idée de ce que le signifiait le mot anglais. Comme si le terme expendable, de par sa proximité trompeuse avec le français, invitait le spectateur à la paresse, une paresse expansive, comme les mousses de polyuréthane vendues en bombe, une paresse qui comble les trous, qui calfeutre les lacunes. Mais si d’aventure le spectateur se posait la question, on parle bien entendu du spectateur curieux, du spectateur pourvu d’un esprit aventurier, prêt à faire le saut dans le vide linguistique, non pas du spectateur passif, vautré dans son canapé, dans sa consommation d’action par procuration, l’œil aussi vif qu’une vache qui regarde passer l’éclair d’un TGV dans la plaine embuée d’un matin printanier mouillé, si donc le spectateur s’interrogeait, il aurait tôt fait de se rendre compte que le mot se dérobe, qu’il glisse entre les mailles du filet neurolinguistique, qu’il file à l’anglaise.
Expendable ? Curieux, cela paraissant évident de prime abord. Le mot évoque une sorte d’épandage, mais à la réflexion, on ne voit pas bien le rapport avec le film, hormis le passage où, peu de temps après avoir décollé des abords de cette île caraïbe dont les deux baroudeurs à bord (le vétéran Sylvester Stallone et le fringant Jason Statham) ont fait rapidement le tour pour en évaluer les charmes exotiques, l’hydravion que pilote Stallone répand du kérosène sur un ponton auquel son distingué co-pilote Statham met le feu (soit dit en passant, précisons que Jason Statham est estampillé sujet de sa gracieuse majesté la reine d’Angleterre, et non pas « made in USA », comme Bruce Willis, Mickey Rourke, Sylvester Stallone et consorts, même si Dolph Lundgren est d’origine suédoise, Arnold Schwarzenegger d’origine teutone et Jet Li d’origine pékinoise), ce qui fait un barbecue du plus bel effet transformant ainsi en merguez les méchant armés jusqu’aux dents qui s’y trouvaient, de mauvais sujets hispanisant plus ou moins grimés et qui semblent tout droit issus de cartels colombiens. Sacré Sylvester, inusable Stallone, increvable comme un gilet pare-balles en kevlar. L’humour de stars d’Expendables, c’est un peu comme du caviar accommodé à la sauce napalm, tout l’art réside dans le dosage.
Mais revenons à nos moutons. Expendable. Le mot est traître, c’est maintenant qu’on en prend la pleine mesure. Expendable ? Cela ne veut rien dire en français, et ce que cela semble dire n’est pas du tout ce qu’on croyait. Expendable empeste la félonie à plein museau : sous des dehors amis, le mot est un faux jeton. Un mot que le locuteur français non averti n’avait pas repéré, un mot caméléon, expert dans l’art du camouflage, qui se fond dans le paysage et qui se fait oublier. Expendable, c’est un cas pendable. Après tout, l’anglais est connu pour avoir la langue bien pendue. Il n’est que de lire Shakespeare pour s’en persuader.
« Fair is foul and foul is fair » (cf. Macbeth : « Ce qui est bon est mal, ce qui est mal est bon »)
La langue est un sortilège, et la langue anglaise plus encore, qui jette des sorts sur le français et qui change, voire inverse le sens des mots. Même si c’est souvent le contraire en réalité, puisque dans bon nombre de cas, l’anglais a gardé le sens originel du français (importé outre-Manche en 1066 par Guillaume le Conquérant) quand le français a poursuivi son évolution de son côté : ainsi le cas d’actually, qui, en anglais, a gardé le sens premier (en français, actuel, au sens originel, signifie « vrai », d’où l’anglais actually « vraiment », un sens retrouvé en français dans l’acceptation philosophique d’actuel, qui s’oppose à virtuel, et qui n’a aucun rapport avec la question de la temporalité — actuel a fini par dire en français ce qui appartient au temps présent, comme si ce qui était vrai appartenait au présent, que seul était vrai l’éternel présent.)
L’anglais fait donc office de rétroviseur pour le français, dans la mesure où l’anglais regarde en arrière la langue de Molière, ou, plus précisément, dans la mesure où la langue de Shakespeare a fixé la variante du français importée outre-Manche par Guillaume le Conquérant en 1066. L’anglais est en partie une sorte de français fossilisé (s’agissant de l’apport du français par l’intermédiaire de Guillaume le Conquérant, ce qui ne concerne en rien le substrat anglo-saxon et les apports scandinaves). Mais comme les conducteurs le savent bien, un rétroviseur ne couvre pas entièrement le champ visuel, et même en combinant le rétroviseur intérieur avec le rétroviseur conducteur, il demeure toujours un angle mort.
Expendable se trouverait-il dans l’angle mort du champ linguistique ? L’angle mort, ce qu’on sacrifie au visible, ce à quoi l’on renonce. Le film Expendables s’intitule justement Les sacrifiés au Québec, au pays dont les natifs refusent de sacrifier à l’anglais tout puissant.
Passons à présent le vocable au crible linguistique.
L’anglais expend vient du radical spend, comme dans spend time, spend money, passer le temps, dépenser de l’argent. La présence du préfixe ex- renforce la notion de « passer, dépenser ». Expend ammunitions signifie « épuiser des munitions ». On y voit déjà plus clair en français. Expendable, c’est donc ce qu’on peut dépenser, cela désigne une ressource qu’on peut épuiser. Parce qu’on peut s’en passer ou que la ressource n’est pas irremplaçable. Dans la langue de Shakespeare, un employeur dirait de son employé qu’il est expendable s’il veut lui faire entendre qu’il peut se passer de ses services, à plus forte raison parce ce ne sont pas les candidats qui manquent pour le remplacer en ces temps de pénurie de travail. Être expendable, c’est être presque « jetable », c’est être « consommable » jusqu’au trognon, usable jusqu’à la corde. Un expendable, c’est donc tout le contraire d’un indispensable, c’est un utilitaire mais dans un sens péjoratif, au sens de l’utilisation. Un expendable, c’est quelqu’un qu’on peut sacrifier sans scrupules, pour reprendre le titre québécois.
On est bien loin de l’idée vaguement positive que le locuteur français se faisait du mot par un voisinage trompeur avec le français, avec cette impression d’épanchement, de répandre, d’expansion. En réalité, c’est tout le contraire, ce n’est pas l’idée de l’expansion qu’il faut avoir mais plutôt celle de la compression, de la suppression, de la déplétion, crise économique oblige, et si le Stallone a appelé son film ainsi, c’est par autodérision, car cette star vieillissante du cinéma d’action sait mieux que quiconque que nul n’est irremplaçable, et que le statut de star n’est pas une immunité contre le passage du temps. Voit-on Rambo partir en mission pour une maison de retraite, ou Rocky monter sur le ring pour combattre la maladie d’Alzheimer ?
Expendables, c’est un peu le baroud d’honneur de Stallone le quasi inoxydable. Le baroud a même eu une suite, puisqu’il y a eu expendables 2. Il semblerait même qu’un troisième soit en préparation, histoire de signer une Sainte-Trinité. Qu’il est difficile de déposer les armes pour un vétéro-baroudeur de la trempe de Stallone, qu’il est dur de raccrocher ! Stallone est un first class expendable, et qu’on aime ou qu’on n’aime pas, quoi qu’on en dise, expendable ou pas, il sera difficile de le remplacer.