Mediapart vient de faire sa mue numérique en ce 3 juillet 2013. On peut lire dans la nouvelle formule un article signé Fabrice Arfi, article constitué par l’entretien que le financier Pierre Condamin-Gerbier a accordé à Mediapart. Les confessions tardives de cet ancien des banques UBS et Reyl & Cie lui servent un peu d’assurance-vie depuis qu’il est l’objet de menaces anonymes. Il faut dire qu’il connaît le nom de toutes les personnalités politiques françaises qui pratiquent avec assiduité la politique de l’évasion fiscale comme d’autres pratiquent la politique de l’autruche.
Cet entretien nous fait découvrir un monde parallèle, un monde à part. Un monde de privilégiés où tout est possible, ou presque. Un monde de nantis qui ne sont pas exactement hors-la-loi mais plutôt au-delà des lois. La carrière de Pierre Condamin-Gerbier commence en 1995, il a alors vingt-quatre ans, par la gestion de ce qui s’appelle un « family office », soit la gestion des biens d’une famille fortunée. Ce premier contrat signé pour le compte de la famille Chancel, sous les auspices du paradis fiscal anglo-normand de Guernesey, permet à Pierre Condamin-Gerbier de mettre le pied à l’étrier et de naviguer entre Guernesey, la Suisse et les Bahamas. C’est ainsi que dix-sept années plus tard, l’homme deviendra le témoin privilégié de l’industrie de la fraude fiscale et du blanchiment pour laquelle il aura œuvré avec entrain. Sans doute cela est-il condamnable en soi, mais l’homme avoue avec honnêteté avoir aimé passionnément son métier, s’être complètement immergé dans le système et n’avoir eu aucun recul sur son activité.
Après la famille des Chancel, Condamin-Gerbier servira la famille Latsis, une famille de banquiers, et puis passera à une autre famille de banquiers, les Hambro. On est dans le « milieu », non pas marseillais ou napolitain, mais le milieu « off shore ». Il s’agit en effet d’une mafia financière qui ne dit pas son nom, une mafia de la haute société, une mafia haut de gamme aux gants blancs, une mafia policée qui œuvre en catimini, spécialisée dans le blanchiment d’argent.
C’est ainsi que, au cours de sa carrière, Pierre Condamin-Gerbier croisera un certain nombre de gens fortunés qui s’emploient à déjouer l’impôt avec une telle obstination, une telle obsession, que cela s’apparente à la transgression jouissive d’un interdit. Comme si la fraude fiscale était une sorte de rite de passage permettant de rejoindre une élite fortunée dont les membres communient autour de ces valeurs.
Et puis l’entretien avec l’ancien de Reyl & Cie livre une perle : son fondateur, Dominique Reyl, qui a édifié son fonds de commerce sur un banc d’évadés fiscaux en provenance de l’Hexagone, a un demi-frère, Hervé Dreyfus, dont Cécilia Attias, l’ex-épouse de Nicolas Sarkozy, est une amie d’enfance. On se souvient que, lassée au bout de quelques mois de son rôle de première dame, Cécilia (née Cécile María Sara Isabel Ciganer, son père étant pour moitié juif de Bessarabie et pour l’autre moitié Tzigane de Moldavie, d’où ciganer « tzigane ») quitte son présidentiel époux et la France fin 2007 pour convoler en justes noces avec Richard Attias en mars 2008 à New York. Son nouvel époux est un publicitaire d’origine franco-marocaine qu’elle suivra en 2008 à Dubaï où il est promu PDG de la Dubaï Event Management Corporation. Notons que Cécilia, femme cigale, est la petite fille du compositeur catalan Isaac Albénitz que les guitaristes classiques connaissent bien pour la pièce Asturias, extrait de la Suite espagnole qu’Albénitz écrivit pour piano mais qui est transcrite pour guitare et dont la version la plus célèbre à ce jour demeure celle d’Andrés Segovia, l’homme aux doigts de fée boudinés.
Refermons la parenthèse. Hervé Dreyfus apprend à Pierre Condamin-Gerbier qu’il est le conseiller patrimonial de Nicolas Sarkozy pour l’opération immobilière de l’île de la Jatte, dans les Hauts-de-Seine, où l’ex-président fit l’acquisition d’un appartement. Comme le monde des privilégiés est petit, ce monde à part où l’on ne partage pas avec ceux qui n’en sont pas !
Preuve que plus on s’élève dans l’échelle sociale, plus on a accès aux étages supérieurs de la société, et plus les gens, loin d’être des êtres éthérés, libérés des soucis matériels, sont en réalité lourds du poids de l’argent, cet argent qui fait d’eux des sujets indigents.