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Billet de blog 3 septembre 2013

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L'esprit des lettres

Pourquoi écrit-on ? « Parce qu’on ne peut pas parler toujours, ni de tout, parce que la parole peut faire obstacle à la communication, parfois, ou la vouer au bavardage, parce qu’il faut prendre le temps d’être seul, d’être vrai, (…). La parole ne nous rapproche d’autrui, bien souvent, qu’en nous séparant de nous-mêmes, et ne nous rapproche ainsi de l’autre que fictivement, qu’en surface ou pour la montre.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Pourquoi écrit-on ? « Parce qu’on ne peut pas parler toujours, ni de tout, parce que la parole peut faire obstacle à la communication, parfois, ou la vouer au bavardage, parce qu’il faut prendre le temps d’être seul, d’être vrai, (…). La parole ne nous rapproche d’autrui, bien souvent, qu’en nous séparant de nous-mêmes, et ne nous rapproche ainsi de l’autre que fictivement, qu’en surface ou pour la montre. Dans une lettre, au contraire, on n’atteint autrui qu’en restant au plus près de soi. Mais on l’atteint, du moins cela arrive, et à une profondeur où les paroles n’accèdent que rarement. L’écriture est plus proche du silence, plus proche de la vérité. Du moins elle peut l’être, et c’est ce qui la justifie. À quoi bon écrire, si c’est pour faire semblant ? »

André Comte-Sponville, une fois encore, serre les choses avec cette justesse qui est sa marque caractéristique. S’il traite de la correspondance,  ce passage s’applique tout aussi bien à l’écriture en général.  « Nous écrivons nos lettres, non pour vaincre la mort, non pour vaincre le temps, mais pour habiter ensemble, autant que nous pouvons, malgré la séparation, malgré l’espace, le peu de temps qui nous est donné et commun. »  Certes, la lettre expédiée par la poste (à laquelle le philosophe se réfère) a singulièrement reculé depuis une décennie, pour être remplacée par le courriel, immatériel, mais le principe reste le même. La fonction de l’écrit demeure inchangée, même si internet a raccourci les délais et accéléré la vitesse de livraison des envois électroniques. Je ne parle pas des courriels professionnels, qui envahissent les boîtes de réception électronique, des courriels fonctionnels, informatifs ou publicitaires, qui encombrent l’espace, mais des autres, plus rares, les courriels qui en disent plus long que leur nom laisse à penser. Des courriels au long cours, qui battent des lettres dans les ciels d’écran d’ordinateur.

L’écrit crée de l’espace, il s’inscrit dans une distance vis-à-vis de l’autre, le lecteur (le destinataire), et, ce faisant, par-delà l’essentielle solitude, l’essentielle séparation d’avec l’autre, crée de la proximité et de l’intimité. « Il y a les lettres qui remplacent la parole, comme un ersatz, un substitut. Puis celles qui la dépassent, qui touchent par là au silence. Celles-là ne remplacent rien, et sont irremplaçables. » Comte-Sponville, toujours. Sans nul doute les véritables (belles) lettres constituent-elles une espèce en voie d’extinction dans notre monde de l’ultracommunication, dans ce monde de Babel saturé d’images, de sons et de signes, dans cette prolifération de l’information que  Jean Baudrillard comparait au processus des métastases cancéreuses. La multiplication des contenants se substitue au contenu. McLuhan (théoricien de la communication) : « Le message, c’est le medium. »  Mais de toute façon, les lettres vraies sont rares, tout comme les vrais amis. Et c’est cette rareté qui en fait le prix. Les courriels vrais sont à proportion inverse de leur multiplication, plus rares encore. Aussi rares que le sont les vrais amis dans une vie, à une époque en manque d’humanité où se multiplient les amis à demi, les relations sociales, les réseaux sociaux sur internet, toutes ces relations utiles comme de l’huile dans les rouages de la mécanique sociale, qui constituent l’immense majorité des relations humaines. 

Internet est un insondable capharnaüm, à l’image du monde des hommes, où l’on trouve tout et son contraire, le pire comme parfois le meilleur. La jungle cybernétique offre aussi de belles oasis, de belles plages, de belles pages parfois, comme cet espace d’expression qu’ouvre Mediapart par exemple, qui prend parfois des airs de Speakers’ Corner (« le coin des orateurs »), cet espace de libre expression situé à l’angle nord-est de Hyde Park, à Londres, non loin de Marble Arch, où il est loisible à tout un chacun de prendre librement la parole devant l’assistance du moment. 

« Écrire, c’est toujours écrire à quelqu’un, ou pour quelqu’un, fût-il inconnu, fût-il universel, et toute littérature, en ce sens, est épistolaire. »  Comte-Sponville, encore. « Les vraies lettres, celles qu’on aime recevoir, sont gratuites et irremplaçables, comme la vie, comme l’amour, comme un cadeau, et c’en est un. » 

Écrire à un ami, cela revient à lui dire : « je me réjouis de ton existence. » Écrire tout court, cela signifie : « je me réjouis de l’existence d’un lecteur-récepteur, susceptible d’entrer en résonance avec le propos que je tiens. » Aussi, sachons nous réjouir de l’existence des lecteurs en cet ailleurs numérique, ici et maintenant, des lecteurs dont on espère le meilleur.  

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